THÉODORE MONOD

"LOUIS MASSIGNON"

Témoignage de Cerisy La Salle

Monod

Cerisy-La-Salle, 15 août 1990

 

Documents

Trois lettres de Louis Massignon à Théodore Monod   
Témoignage sur Louis Massignon (1990)
Correspondance (1990)
Forum méhariste de Saint Poncy (1999)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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    Je ne sais pas si je n'ai pas été un peu imprudent en acceptant de vous dire quelques mots sur mes relations avec Louis Massignon, qui ont débuté en 1938, je crois, mais qui n'ont pas été extrêmement suivies, parce qu'en fait j'étais au fond de l'Afrique et lui au fond de la rue Monsieur. Mais nous avons eu l'occasion de correspondre bien sûr et, également, de nous rencontrer en plusieurs circonstances.

    Une première remarque est celle-ci, à savoir que les contacts que j'ai eus avec Massignon ont été dans l'ensemble davantage dans le domaine de l'action que dans le domaine de la pensée proprement dite. Le domaine de l'action, vous vous imaginez bien que c'était généralement les problèmes de protestation contre telle ou telle injustice, telle ou telle iniquité. Il n'en a pas manqué pendant la longue période au cours de laquelle nous nous sommes connus.

    Il y a en particulier cette dramatique période des indépendances marocaine, tunisienne, de la guerre d'Algérie, qui nous a bien occupés les uns et les autres.

    Ce n'est pas dans le domaine spécifiquement religieux d'ailleurs, et encore moins théologique, que mon amitié avec Louis Massignon s'est développée. Et après tout, cela a peut-être été aussi bien ainsi, parce que Massignon, comme cela nous a été rappelé ces jours-ci, avait adopté, après sa conversion, en bloc tout le credo de l'orthodoxie chrétienne, depuis la fin de la période scripturaire jusqu'à la période moderne, avec tout ce qui s'est passé entre les deux. Cela fait beaucoup de choses, cela va jusqu'au Concile Vatican I et à la définition de l'infaillibilité papale qui a si fortement ému les vieux-catholiques hollandais et le cher Père Gratry.

    En ce qui me concerne j'ai de la position des grandes religions à la surface de la terre une notion très pluraliste, c'est-à-dire que je pense que chacune de ces grandes traditions … je vais faire circuler un petit dessin que j'appelle généralement mon blason sur lequel vous verrez que ces cinq grandes traditions ont ceci de commun qu'elles sont orientées par l'extrémité de branches, de rameaux, qui s'enracinent toutes dans la même source, la même eau - vous verrez quelque chose en bas qui est un peu tremblé transversalement, cela représente l'eau, l'eau primordiale si vous voulez, et c'est de là que sont sorties les grandes religions.

    Sur ce dessin, certains d'entre vous pourront probablement trouver à juste titre que j'ai un peu privilégié ma tradition, en plaçant au centre une Croix et au pied de cette Croix le signe des non-violents.

    Oui, je reconnais que j'aurais pu dessiner autrement le christianisme par rapport aux autres grandes traditions religieuses, mais je suis - j'allais dire chrétien - non, je suis apprenti chrétien, et il était normal que j'attribue une importance particulière à la foi à laquelle j'appartiens. Ceci dit, ma notion de pluralisme s'exerce non seulement dans le domaine des grandes religions, qu'on peut considérer comme juxtaposées - il y a plusieurs demeures dans la Maison de mon Père - mais s'applique aussi à l'intérieur du christianisme.

    Le christianisme n'est pas un monolithe, il y a un très grand nombre d'aspects du christianisme authentique… Il y a mille et une façons de pouvoir se rattacher à une tradition chrétienne. A condition - ce n'est pas une mince restriction - qu'aucun de ces aspects partiels du christianisme ne prétende être la Vérité avec un V majuscule par opposition à tout ce qui ne le serait pas. Cela ne veut pas dire que le groupe religieux auquel j'appartiens le prétende - vous savez probablement que je suis protestant - mais à l'intérieur du protestantisme, vous savez peut-être que j'appartiens à ce qu'on appelle le protestantisme libéral, qui est un aspect de la foi protestante qui attache plus d'importance à la rectitude de la conduite qu'à l'exactitude des formules intellectuelles renfermées dans les professions de foi ou les Credo.

Alors, à propos de Louis Massignon, la première occasion que j'ai eu de prendre contact avec lui a été ma rencontre avec un mystique musulman appartenant à la grande famille ethnique des Peuls, un Peul du Mali qui s'appelait Amadou Hambaté Ba, - il est devenu bien vieux, il vit actuellement à Abidjan, il a beaucoup publié sur différents points de mystique musulmane et d'histoire locale. Il m'avait fait connaître un autre mystique peul du village de Bandagiara, en Afrique de l'Ouest, et cet autre mystique s'appelait Tierno Bokar.

    Tierno Bokar était un tailleur, et un brodeur. Hampaté Ba avait recueilli les propos de Tierno Bokar et a fini par en faire un petit livre. C'est extrêmement émouvant de retrouver prononcés par cet humble tailleur soudanais des propos qui rappellent tout à fait des phrases de mystiques chrétiens, des propos très franciscains. Par exemple, il donnait des leçons de théologie, ce tailleur. J'ai été voir dans sa case - il était mort quand je suis passé - j'ai fait d'ailleurs un pèlerinage à sa tombe, - et dans l'entrée de l'enclos, où il vivait avec sa famille, il y avait des inscriptions sur les murs, et il avait imaginé un système d'explications théologiques à base de schémas : il y avait un point, puis deux points, puis un cercle et puis des barres… Tout un système de schémas destinés à faire entrer dans le cerveau, et j'espère aussi dans le cœur de ces braves paysans soudanais les données essentielles de la foi musulmane. Et alors j'avais consulté Massignon pour lui demander ce qu'il pensait de ces graffiti, et il m'avait envoyé des renseignements intéressants - il connaissait déjà des choses de cet ordre.

    Cela a été ma première relation épistolaire avec Massignon. Il y a eu ensuite la période palestinienne, l'époque où Massignon s'efforçait de réunir quelques fonds pour venir en aide aux réfugiés dans les camps palestiniens… Je me suis toujours demandé pourquoi Chouraqui reste aussi malveillant à l'égard de Massignon. Je pense qu'il y a quelque chose de cet ordre, dans cette direction, le fait que Massignon a pris pitié des réfugiés palestiniens à une époque particulière.

    Sit-in : c'est un terme anglais que vous connaissez, le sit-in consiste à s'asseoir par terre quand on a l'intention de protester contre quelque chose qui vous déplaît. Il s'agit d'un sit-in que nous avons fait à la Porte de Vincennes, je crois, pour protester contre un camp de concentration pour Algériens.

    Il n'y avait pas seulement Massignon, il y avait Lanza del Vasto, il y avait Germaine Tillon… Cela s'est passé comme d'habitude. On s'est assis par terre et puis, à un moment donné, les policiers interviennent, vous lancent dans un camion, sans excès de ménagement d'ailleurs, le pauvre Lanza del Vasto saignait du front. J'ai eu la chance de me trouver dans le car de police entre Massignon à ma gauche et Lanza del Vasto à ma droite. J'étais vraiment bien encadré, c'était très sympathique, pour moi tout au moins.

    Alors, qu'est-ce qu'on fait des gens dans ces cas-là : il y a plusieurs méthodes. A cette époque on s'efforçait de les envoyer hors de Paris, le plus loin possible, on les lâchait de jour ou de nuit, peu importe, sur une route, puis "débrouillez-vous", rentrez chez vous si vous pouvez. Pour notre car, il y avait aussi Jo Peyronnet, qui a été membre de l'Arche, - on nous a emmenés dans un cimetière, dans l'Est de Paris, du côtés des Lilas, je crois, pour nous montrer la tombe d'un agent de police qui aurait été tué par des Algériens, comme si nous y étions pour quelque chose, mais c'était pour nous surprendre. Alors Jo Peyronnet est descendu du car, il s'est agenouillé, je crois que nous nous sommes agenouillés aussi, et nous avons récité le Notre Père. Ensuite, on n'est pas remonté dans le car, on nous a dit : "Débrouillez-vous". Et je suis rentré à pied à Paris avec un Père dominicain, qui s'appelle le Père Régamey, qui avait écrit un ouvrage sur le jeûne, et c'est en devisant sur ce sujet que nous avons regagné la capitale.

    Le jeûne, c'est un peu Massignon qui m'a initié au jeûne, parce qu'il organisait pendant la guerre d'Algérie des journées de jeûne entre musulmans et chrétiens pour la paix, bien entendu, et il voulait bien m'associer à ces journées de jeûne… Cela a duré essentiellement le temps de la guerre d'Algérie - qui s'appelait à cette époque-là "opérations de maintien de l'ordre" - il y a toutes sortes d'euphémismes dans le langage administratif. Et puis j'ai décidé, en toute liberté, de continuer à pratiquer ce genre de chose, à la cadence de 2 heures par semaine, - et à partir de ce moment, je jeûne du jeudi soir au vendredi soir, mais c'est un jeûne sec, sans une goutte de liquide.

    Il y a aussi une chose que je ne vous ai pas dite. Dans le car de police qui nous emmenait vers l'Est de Paris, j'avais un peu pitié de Massignon qui était à ma gauche - Lanza del Vasto, à droite, était tout à fait à son affaire, - mais ce pauvre Massignon me faisait l'effet d'un pauvre oiseau mouillé, dans sa petite gabardine couleur mastic. J'ai cru comprendre - je n'ai pas trop insisté bien sûr -, j'ai cru comprendre qu'il redoutait l'accueil qui lui serait fait chez lui quand il rentrerait et qu'il serait obligé d'avouer cette nouvelle aventure… Ce sont des choses tristes quand on y songe.

    Il y a les Nuages de Magellan, c'est encore autre chose. Massignon avait écrit un article très intéressant sur un sujet qui ne le concernait pas directement, en apparence tout au moins, sur le sens de certaines migrations humaines à la surface de la planète. Il s'intéressait comme cela à des problèmes assez extraordinaires. Et il avait appris - ce n'est pas difficile à apprendre, tout le monde sait qu'il n'y a pas d'étoile polaire au pôle Sud - mais qu'il y a quelque chose qu'on appelle les Nuages de Magellan, qui ne sont pas très loin du pôle austral. Et il pensait qu'une série de populations humaines au cours de leurs migrations millénaires s'était mise en route du Nord vers le Sud, en direction de cette figure céleste…

    Massignon avait imaginé que ces malheureuses populations (les Fuégiens, les gens de la Terre de Feu) avaient été chassé vers le Sud peu à peu par les autres Indiens, qui venaient d'Asie, bien entendu… Ces Fuégiens seraient le résultat de ces poussées successives qui les avaient encaissés en ce cul-de-sac que représente la Terre de Feu.

    Est-ce que c'est une réflexion qui est valable pour d'autres continents? Je ne suis pas certain qu'en Afrique cela pourrait également se vérifier… En tout cas, cette idée est dans son principe très intéressante et, chose touchante, Massignon m'avait dit : "Vous êtes le seul de mes amis auquel j'ai jamais demandé de rendre compte d'un de mes écrits." Il m'avait dit : "Si vous pouviez tirer quelque chose de ces écrits sur les nuages de Magellan et des migrations terrestre, je vous en serais reconnaissant." Alors j'ai expliqué pourquoi je m'étais occupé moi-même des Nuages de Magellan, et j'ai publié un assez long article, si je m'en rappelle bien, dans le bulletin de l'Institut Français de l'Afrique Noire, consacré à ce sujet, et je crois même qu'à la fin j'avais expliqué que Massignon m'avait demandé personnellement de rédiger cet article, et j'ajoutai que, bien qu'il ne faille pas utiliser certains mots sans raison profonde, je considérais Massignon comme un saint. C'était l'opinion personnelle que je croyais pouvoir donner dans cet article sur les Nuages de Magellan.