"L'extrémité glacée de l'Amérique, c'est la
terre de Feu et les canaux chiliens de Patagonie, un des rares endroits
du globe où les cartes marines les plus modernes se perdent en
pointillés. Et là, une poignée de dolichocéphales à crâne bas : les
derniers Fuégiens..."
Voir le récit de Benoist Nalbone
(1935) sur http://www.multimania.com/cabodehornos/
"Au trente et unième jour de voyage, sur la route
du retour, sortant d'une passe étroite entre deux îles qui avait accaparé toute
l'attention du capitaine, nous avons failli couper en deux leur canot immobile. Ils nous
attendaient. C'étaient des Alakalufs. Je les imaginais. Maintenant je l'ai ai vus.
peut-être aurais-je mieux fait de ne pas tenter la réalité. Je ne pourrai plus les
oublier. Tels qu'ils sont. J'ai noté le point sur la carte : 74°12' de longitude ouest,
53°37' de latitude sud.
Ils étaient six dans cette barque. trois hommes, deux femmes et un
enfant d'une huitaine d'années. Ils ne venaient pas de Puerto Eden mais "de
là", et ils montraient un labyrinthe, un dédale de canaux obscurs qui s'ouvre au
cap Tama. Et où allaient-ils? "Par là." Par là, se dressait l'île Santa
Ines, un massif montagneux inexploré, recouvert de glaciers, battu par le Pacifique qui
s'y abat en vagues énormes, au sud du détroit de Magellan. Il était parfaitement
inconcevable qu'une vie humaine pût s'y accrocher et cependant, c'était bien cette masse
blanche et noire, là-bas, qu'ils désignaient."
Le jeu du roi, Robert Laffont, 1992Enfin,
il y a les Alakalufs fantômes. Ceux que je regardais s'éloigner, un
matin de février, dix mille années nous séparant. Car deux ou trois
clans, une poignée d'hommes, de femmes et d'enfants, refusent encore de
se fixer. Tout aussi malades et beaucoup misérables que ceux de Puerto
Eden, ils ont conservé le choix de leur mort. C'est une forme de
liberté. De temps en temps, à bout de courage, ils se portent au point
de passage des rares navires qui se risquent dans les canaux.
Silencieusement, ils entassent sur leurs barques tout ce qu'on leur
donne, vivres, hardes, tabac, boîtes de lait, toiles de tente. On ne
les revoit plus durant de longues périodes qui peuvent aller jusqu'à
plusieurs années. Parfois on retrouve des traces de leurs campements,
les arceaux de leurs huttes rondes, sur l'une ou l'autre grève moins
hostile de leur empire."
La hache des steppes, Robert Laffont, 1974
"Lafko ne rêve plus. Il passe des nuits
paisibles. Il ne craint plus le vent et la pluie qui font trembler les arceaux du
tchelo.
Les cholgas deviennent abondantes et dix autres variétés de moules qu'il grille et gobe
toutes brûlantes avec un sonore claquement de langue. Il a harponné un phoque endormi
sur une plage. Chaque soir il se couche repu et jamais les rêves ne reviennent. Il a
même vu à trois reprises briller le soleil tout au long de la journée, ce qui est
proprement inconcevable à cette époque de l'année. Le bonheur est un mot qui n'existe
pas dans la langue des Alakalufs, ni aucun vocable similaire. On a faim ou on est
rassasié, on est malade ou bien portant, on a chaud ou on a froid, on se serre les uns
contre les autres sous la peau de phoque, dans la hutte, et de cette chaleur animale de la
chair naît une sorte d'apaisement de l'âme qu'on partage sans l'exprimer. Mais le
bonheur? On rit quelquefois, on chante, mais comme cela ne dure jamais et se paye ensuite
chèrement, les Alakalufs ne l'ont pas défini par un mot. En revanche ils en ont cent
pour exprimer l'angoisse. L'angoisse devant la faim, la nuit, la tempête, la maladie, les
williwas, l'orage, la mort et la vie, la solitude, la conscience de se compter si peu et
de voir d'année en année ce nombre encore diminuer... C'est pourquoi Lafko reste muet
devant cette quiétude si nouvelle qui l'habite. Le soir il interroge les étoiles. Il
guette la course de la lune. Comment comprendrait-il qu'au terme de milliers d'années il
entre dans la paix de Dieu?"
Qui se souvient des hommes..., Robert
Laffont, 1986
"Le navire s'éloignait du canot. Je criai
dans le vent pour savoir au moins le nom de ces malheureux. Sans réponse. La plus jeune
des femmes leva la tête vers moi. Elle avait les cheveux plaqués sur le visage par la
pluie qui s'était mise à tomber à torrents. J'aperçus un sein brun à travers un trou
de la peau d'animal qui lui servait de vêtement. Inutile de lui demander son nom. Je la
connaissais. Elle s'appelait Véronique, ma reine de la pluie. Accroupie au fond de la
barque non pontée, l'autre femme, une vieille, écopait avec un récipient de bois. Les
hommes et l'enfant avaient empoigné les avirons. Entre le navire et le canot, la distance
se creusa rapidement. Je fis un geste de la main, en adieu. La jeune femme qui regardait
baissa aussitôt la tête. J'étais le roi de ces pauvres gens, mais dix mille ans nous
séparaient. Sur l'autre rive de ce fossé de cent siècles, les derniers Alakalufs
nomades, mes sujets du bout du monde, s'enfuyaient encore plus loin, volontairement, dans
le passé. Et moi, l'âme navrée, je m'enfonçais comme un noyé dans mon royaume
d'illusion. Transi, mouillé jusqu'à l'os, je regagnais la passerelle couverte. Trois
hommes... une vieille femme... Véronique, ma reine... un enfant, et l'arche du déluge :
en mon royaume, province de la mort...
J'entendis une voix méprisante chargée d'une joie mauvaise.
- Mes compliments! Monsieur. Vos sujets ont fière allure. Vous irez
loin en cette compagnie!
La remarque tomba à plat. Il n'y eut pas de rire sur
la passerelle. A bord du Dugay-Trouin, je crois que les marins n'aimaient pas le
capitaine Colet.
- Mon pauvre ami, me dit à l'oreille le commandant de
Trinquay en me serrant furtivement le bras, en France, restez muet. Ils s'appellent tous
Colet...
J'aurais dû suivre son conseil."
Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie,
Albin Michel, 1981
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