"La pauvreté d'abord.
Tous les poètes, comme tous les saints,
sont pauvres. C'est leur prérogative immense; et leur trésor
inentamable. Guerne, faut-il le dire? n'avait pas la vocation des
affaires. Hâtons-nous même d'ajouter qu'il hissait l'argent.
«Probablement parce que mon père en avait trop. » Probablement. Et pour
bien des raisons encore.
L'argent passe entre les mains de beaucoup
d'hommes; mais beaucoup d'hommes passent entre les mains de l'argent - et
n'en sortent point victorieux.
Guerne n'acceptait pas cette effroyable démission, cette défaite empressé
pour un résultat toujours dérisoire, toujours discutable et terriblement
monotone. Il ne cédait pas à l'appel triomphal du gain, d'où qu'il vînt
et quelque jouissance qu'il procurât. Si la théorie est facile
l'application, elle, est presque impraticable. Mais cet homme-là avait
ses exigences. Au point d'écrire : « Dans la mesure du possible, tout
l'impossible, toujours ». Et croyez-le, il était de ceux qui s'y tiennent!
Il avait donc choisi d'être pauvre. Non
pas qu'il souhaitât particulièrement vivre dans le besoin - qui
s'amuserait à cette sottise? - mais il avait souci d'autres richesses.
Question de tenue intérieure; d'écoute attentive; de disposition à ne pas
aller dans le sens du nombre et de ses plates avances. Le lieu où il
vécut les vingt dernières années de son existence n'offrait guère la
possibilité de prendre ses aises. Mais quel luxe pour l'âme! Dans ce
moulin minuscule où ne s'insinuait pas la tentation de l'esthétique, la
conversation respirait, elle retrouvait les dimensions surnaturelles des
actes graves de l'homme, leur climat salubre et mondifiant; elle
s'accroissait, quand partout elle s'épuise sous la lourde draperie des
commodités inutiles et leur perpétuelle invite à ne penser à rien, à fuir,
à buter dans la morne et pesante absence de la matière et à y demeurer
prise. Car rien de plus navrant, pour celui-là qui possède encore quelque
humeur, que l'odieuse bêtise de la richesse et de ses pompes; et rien de
plus exaspérant, rien de plus désespérant aussi que ses ignobles
serviteurs! La conversation respirait, c'est vrai. Elle ne rencontrait
pas l'obstacle imbécile et tout-puissant du lucre, la phénoménale inertie
des objets luxueux, toujours absurdement vains, bons seulement à empêcher
les départs que toute pensée se réserve quand elle existe encore.
Les lieux ressemblent à leurs maîtres et
les maîtres à leurs lieux, les uns prêts pour les autres, cette attente
réciproque engendrant leur similitude. Les pieds-d'alouette, autour du
moulin, les figuiers, au début du sentier, l'oeil bleu des iris et le
romarin en faction près de la porte éveillaient des libertés qu'aucune
prospérité n'octroie. La pauvreté - non la misère - met des diamants
partout. Car ces fleurs, devenues ici l'espace d'un poète, parlaient une
autre langue et de tous les côtés, le paysage s'en allait comme un geste
de bonheur, avec ses galops de lumière à tous les étages du ciel et ses
houles de vent accourues du silence des plaines. Des diamants partout :
la beauté donnée pour rien à celui qui n'a rien.
Si la misère n'enseigne rien que l'envie
et la haine, la pauvreté, par contre, fait les princes véritables parce
qu'elle ne tient pas compte du paravent des apparences. Logée dans
l'essentiel, soucieuse de l'essentiel et tirant son gouvernement du
dedans, elle n'aménage - et elle le sait - que les demeures intérieures.
C'est-à-dire à peu près tout ce qui nous regarde et fournit à nos jours
leur valeur.
Guerne
fut probablement l'un des derniers hommes de la race noble. Quant à nous,
sans exubérance, nous pouvons affirmer que nous n'en avons jamais
rencontrés d'autres. Ces hommes-là, croyez-le bien, ont du mal à vivre
dans l'exiguïté de ce temps, sous l'extraordinaire minceur de l'avenir
dont les aveugles contemporains attendent à peu près tout hormis la
révélation qui leur rendrait leur nom.
La solitude.
Elle est l'atelier du silence; des
mutations. L'espace élu de toutes les écoutes; de tous les appels.
L'endroit sans bord où s'origine le temps secret de l'âme, celui qui fait
vivre les hommes et leur dicte continûment ce qu'il faut qu'ils entendent.
Mais qu'en est-il, à présent, parmi les
voix incohérentes, inextinguibles et très vaines de l'actualité, de ce
mystère fondamental? Et qui peut en parler encore - du dedans - et
l'habiter? Les villes de l'enfer ont définitivement trompé tant de
malheureux, ruiné tant de coeurs nés pour tout autre chose que la fanfare
des stades ou le piétinement des émeutes qu'on se demande parfois s'il est
possible encore de trouver quelque part le goût violent de ses archipels.
La solitude est sainte et ce monde ne
l'est guère; il s'en va, sans penser, de tout le poids de sa pesanteur
formidable, irréversiblement attiré par le nombre et ses épaisseurs :
l'innommable et redoutable multitude.
Guerne fut l'un de ces audacieux qui vont
seuls, devant; attentif aux signes visibles sous qui prophétisent les
signes invisibles; énormément présent dans l'incroyable absence des jours
-, écoutant, observant, veillant pour ceux qu'anesthésient les gloires
faciles du progrès ou de la mode et de leurs tintamarres; ne cédant pas
aux fioritures, à l'ornement; toujours actif de l'intérieur, posté à
l'orée d'un monde différent, comme un messager à la frontière de deux
royaumes qui ne parleraient pas le même langage.
Une sorte de moine, un vrai bien sûr,
accordé encore aux girations du firmament, aux saisons de la terre, à la
respiration tant perceptible qu'imperceptible des choses et des êtres et
docile à leurs injonctions. Un moine, c'est-à-dire un seul,
c'est-à-dire un homme prêt pour les révélations.
Et
le silence.
Un
soir, sur le tertre où s'élève le moulin et qui domine de très loin les
campagnes environnantes, nous avions apprêté une lunette astronomique et
l'avions braquée vers le globe alourdi du soleil, au moment qu'il pénètre
dans les bancs de brume posés sur l'horizon. Et nous regardions, à la
périphérie de l'astre, les grandes vagues lentes des protubérances. Rien
n'est impressionnant comme ces ouragans de flammes dont il ne parvient
aucun son. Nous étions alors restés sans parler tandis qu'alentour
s'effondraient les clameurs tapageuses de la lumière.
Il y a des manières d'écouter qui font
celui qui s'y applique mieux informé des choses subtiles de l'existence;
parce que l'oreille, par le domaine impondérable où s'exerce son
gouvernement, a certainement beaucoup à nous apprendre quant aux
mouvements secrets de l'âme. À scruter ce qui est sans voix, on rencontre
invariablement le principe de la parole et ses éblouissantes énigmes. Et
selon que l'heure est la nôtre, on y fait l'apprentissage de soi-même.
Au loin, la muette catastrophe solaire
s'accomplissait, ouvrant les grands réservoirs du silence - ces gouffres
dont Guerne savait éminemment entendre la pulsation. Sous cette arche de
l'éternité, son être prodigieusement discipliné à l'ineffable pouvait
communier pleinement. Tout contre, dans le ciel impassible, le moulin
faisait un axe autour duquel s'organisaient des oraisons intemporelles; un
axe silencieux d'où le paysage entier semblait tirer sa raison d'être et
son équilibre. Le poète avait choisi son lieu... et le lieu son poète. Et
là, à force de se taire, il avait provoqué le passage attentif de ceux que
la solitude ne trouble pas et qui venaient, à leur tour, apprendre à se
taire."
©1986, Charles Le Brun |