LE CHANT DES PISTES, par Lionel Bedin
Le mythe de
la Création : c’est en chantant le nom de toutes choses (animaux, plantes,
rochers, lieux) que des êtres légendaires ont fait venir le monde à
l’existence. C’était le Temps du Rêve. Ces chants, ce réseau de repères,
ce labyrinthe où s’inscrit leur histoire, encore parfaitement connus
aujourd’hui des aborigènes, sont devenus un peu comme une religion, un
rituel. Marcher dans les pas de ses ancêtres sans changer un mot ni une
note c’est assuré le maintien de la Création. D’où les problèmes quand un
projet de ligne de chemin de fer doit traverser un de ces lieux chantés…
Chatwin se rend en Australie dans les années 80 afin d’étudier ces
croyances. Voyage pittoresque, au cours duquel il fera la connaissance de
personnages un peu décalés, ce qui est logique au vu de la problématique
rencontrée, et un peu truands, comme partout ailleurs. Ainsi, les
aborigènes sont incités à peindre leurs chants, à illustrer ce Temps du
Rêve. Source d’un commerce pas toujours très clair entre l’artiste et
l’acheteur.
L’auteur apprendra aussi à comprendre. « Les Blancs changent sans arrêt le
monde pour l’adapter à la vision fluctuante qu’ils ont de l’avenir. Les
aborigènes mobilisent toute leur énergie mentale pour laisser le monde
dans l’état où il était. En quoi cette conception est-elle inférieure ?»
Compréhension et lucidité : «les aborigènes, avec leur terrifiante
immobilité, tenaient, d’une façon ou d’une autre, l’Australie à la gorge.
Il se dégageait une formidable impression de puissance chez ces gens
apparemment passifs qui restaient assis, observaient, attendaient et
manipulaient la culpabilité de l’homme blanc.»
Les songlines des aborigènes ne sont peut-être pas si originaux ni isolés.
En effet, que dire des menhirs et tumulus disposés en lignes en Grande
Bretagne ; des lignes du dragon de la géomancie chinoise ; des pierres qui
chantent des Lapons ; des lignes de Nazca, dans le désert du Pérou
central. «J’avais le sentiment que les itinéraires chantés ne se
limitaient pas à l’Australie, mais constituaient un phénomène universel,
le moyen par lequel les hommes marquaient leur territoire.»
Comme toujours avec Chatwin le récit est très vivant. Au lieu de nous
expliquer, de nous raconter, il reproduit beaucoup de dialogues. On a
alors l’impression d’assister à la conversation, comme si nous étions dans
un bar ou dans un train avec les protagonistes, écoutant et découvrant en
même temps que les autres.
Une
autre curiosité de cet ouvrage : brusquement l’auteur semble quitter son
récit pour nous inciter à une réflexion sur le nomadisme. En fait on n’est
pas si loin du sujet. Les aborigènes ont été des nomades. Les pistes
existent partout dans le monde. La théorie que Chatwin cherche à conforter
et à défendre : l’homme serait né nomade, et il en reste encore quelque
chose aujourd’hui. Tout le monde s’est posé cette question (comme
Pascal) : pourquoi l’homme ne peut-il tenir en place ? Parce que, selon
l’auteur, «la sélection naturelle nous a conçus tout entiers pour une
existence coupée de voyages saisonniers à pied dans des terrains épineux
écrasés de soleil ou dans le désert.» Je vous laisse lire les réflexions
et les extraits de divers journaux de voyages que Chatwin insère un peu
partout dans ce récit australien, de nature à expliquer sa position. |