La biographie de cet Anglais né au début
de la Deuxième Guerre mondiale lui accorde déjà plusieurs vies, de carrières
si l’on veut. Il fut directeur chez Sotheby, expert en antiquités diverses
et spécialiste autorisé en peinture impressionniste, journaliste au
Sunday Times, écrivain enfin. Homme de nulle part toujours, autrement
dit voyageur. Il a même une théorie sur la question, sujet d’un premier
livre, « incompréhensible à son auteur », avoue-t-il et en tout cas jamais
publié. Pour Bruce Chatwin, la civilisation commence et s’accomplit avec le
nomadisme. La preuve de l'homme c’est le mouvement : je bouge donc je suis.
Ses yeux couleur de ciel sous sa courte crinière blonde soulignent que le
jeune homme a décidé de ne pas vieillir. On parlera volontiers de lui comme
d’un « éternel adolescent », ce qui ne veut évidemment rien dire sinon cela
justement qu’il n'entend pas plus se fixer dans un âge que dans un lieu.
Pour le reste Bruce Chatwin a, comme tout un chacun, un état-civil et même
un domicile fixe à Londres, meublé, c’est lui qui raconte, de rares objets
qui sont aussi des objets rares, mais surtout des signes, boîtes japonaises
médiévales d’inspiration Zen ou manuscrit reproduisant un passage du Coran
dans lequel Dieu crée la plume. Chatwin a confié un jour qu’il n’aimait pas
être qualifié d'écrivain de voyages. Il faut l’admettre. Comme V.S. Naipaul
ou Paul Theroux qu’unissent des liens, évidents autant qu’invisibles, dont
les origines se perdent dans les ténèbres de Joseph Conrad, Bruce Chatwin
est plutôt un voyageur de l’écriture, jonglant avec une stupéfiante facilité
avec les longitudes et les latitudes sans que l’on puisse savoir s’il s’agit
de géographie ou d’histoire. Mais écrivain avec ça. Et de quelle trempe. Les
meilleurs de ses contemporains ont accumulé à son propos les références
superlatives, de Rimbaud à Hemingway en passant par Flaubert, Lawrence,
Thomas Hardy et Graham Greene. Chatwin lui-même avoue une passion pour
Racine. « J’aimerais penser, disait-il à propos du Vice-Roi de Ouidah,
qu’on y trouve des échos de Bajazet. » Marc Kravetz, 1983
*
"Ma petite enfance fut la guerre et le sentiment
de la guerre. Nous étions sans logement, à l'abandon. Mon père était en mer, ma mère
et moi errions d'un endroit à l'autre, traversant l'Angleterre en tous sens pour nous
réfugier chez des parents et des amis. Nos lieux de séjour ont moins de consistance que
les voyages qui les séparent. Les maisons sont irréelles. J'ai toujours l'horreur du
domicile."
"En pension, je me passionnais pour les atlas et
on me tenait toujours à l'écart parce que je racontais des histoires à dormir
debout."
"L'été de mes treize ans, je partis seul en
Suède..."
"En décembre 1958, puisque mes talents étaient
à l'évidence "visuels", j'entrai comme porteur chez MM. Sotheby &
Co, la
salle des ventes de Bond Street." voir Bruce à Sotheby's
"J'appris à connaître la céramique chinoise
et la sculpture africaine. Je fis étalage de mes maigres connaissance des
impressionnistes français et cela me réussit. Rapidement, je devins un expert au verdict
instantané, partant en avion ici ou là pour me prononcer, avec une arrogance incroyable,
des jugements sur la valeur ou l'authenticité d'uvres d'art. Je prenais un
malin plaisir à annoncer aux gens que leurs tableaux étaient des faux. (...) Sur Park
Avenue, une femme me claqua la porte au nez en criant : "Je ne vais pas montrer mon
Renoir à un gamin de seize ans."

Bruce Chatwin en 1964, il se mariera l'année
suivante
"Sans le sou, déprimé, j'avais le sentiment,
à l'âge de trente-trois ans, d'avoir complètement raté ma vie"
"Durant les vacances d'été, je
partis vers l'est et atteignis l'Afghanistan." Voir
Chatwin et l'Afghanistan
"Bruce Chatwin devint écrivain alors qu'il
avait plus de trente ans. Entre vingt et trente, il entama et abandonna
deux carrières professionnelles : il connut la réussite chez Sotheby's
et fuit son succès. Il n'acheva pas ses études d'archéologie à Édimbourg
- au cours d'une interview sur une station de radio française, il se
définit lui-même comme un "archéologue raté". Il accomplit
également de nombreux voyages en Europe, en Afrique et en Asie, souvent
grâce aux profits tirés de la vente d'objets. Quand il eut trente ans,
les enthousiasmes et les expériences qui devaient lui attirer tant de
lecteurs - la passion pour les choses vues, la curiosité pour
l'histoire, le goût pour l'étranger, la fascination devant les
contradictions et les chemins de traverse - constituaient déjà des
caractéristiques de son existence." Susannah Clapp
> PATAGONIE
"Une après-midi au début des
années 1970, à Paris, j'allai voir l'architecte et designer Eileen Gray qui, à l'âge
de quatre-vingt-treize ans, trouvait tout naturel de travailler quatorze heures par jour.
Elle habitait rue Bonaparte. Dans son salon était accrochée une carte de Patagonie
qu'elle avait peinte à la gouache.
"J'ai toujours voulu aller là-bas, dis-je.
- Moi aussi, ajouta-t-elle. Allez-y pour moi."
J'y suis allé. J'ai envoyé un télégramme au Sunday
Times de Londres : "Parti en Patagonie"
LA FIN
"Quand je suis venu ici
pour la première fois, ils m'ont dit que j'avais une mycose de la moelle, et que j'avais
dû attraper ça dans une grotte en Chine. Phénoménal! Tellement rare qu'avant moi la
littérature médicale n'en mentionne que neuf cas. Je suis le dixième! En plus ils m'ont
dit pourquoi j'avais chopé ça, Redders. Tu sais pourquoi? J'ai chopé ça parce que j'ai
le sida. Ils m'ont annoncé que je n'en avais plus que pour six mois ou un an. Alors je me
suis dit : bon, jamais je ne tiendrai le coup. Jamais je ne pourrai m'y faire. Jamais je
ne pourrai m'atteler à mon gros bouquin sur les nomades... Vois pas comment j'pourrais
mettre en forme toutes mes notes... et jamais je n'accepterai de me voir dépérir,
grignoté dans ma tête, en foirant partout. Alors je suis allé à Genève. Je connais un
endroit dans les Alpes qui me hante l'esprit, un à-pic extraordinaire, tout près de la
Jungfrau. Je voulais me jeter de là dans le vide. Ou alors, je me disais qu'à défaut je
pourrais toujours partir pour le Niger et tout bonnement me déshabiller, me mettre un
pagne et marcher dans le désert jusqu'à ce que le soleil me dessèche la carcasse. Mais
c'est la moelle qui m'a pris de vitesse. Je me suis évanoui sur un trottoir. On m'a
conduit à l'hôpital en taxi. Ensuite, Elizabeth est venue me récupérer et elle m'a
ramené ici. J'étais si faible que je n'avais même plus la force de chuchoter. On m'a
admis ici un vendredi et tout le monde pensait que j'irais pas jusqu'au lundi suivant.
Mais Juel-Jensen m'a perfusé avec son antifongique et Elizabeth m'a veillé nuit et jour
pour me tirer de là. Si je suis encore en vie, c'est à eux que je le dois."
cité par Redmond
O'Hanlon
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