
Louis Massignon
Parmi les hommes dont elle dira qu’ils étaient des « hommes de lumière », il
convient d’évoquer la figure de Louis Massignon (1883-1962). Voici son
témoignage au sujet du célèbre orientaliste : « Massignon était encore
fidèle à l'église visible ; mais je ne crois plus qu'en l'église invisible.
Lui avait une vue aérienne des choses, comme un oiseau aurait, il survolait.
Il avait donc fait l'ascension de la montagne et pouvait dénoncer tout ce
qui se trouvait en bas comme adoration du veau d'or. Il comprenait la
fragilité de l'homme, tout en pensant qu'il y a chez lui une image de
l'éternel, une ressemblance. Il dénonçait sans jugement de valeur. Il
dénonçait comme on dit d'un homme qu'il est blond ou brun. Il portait la
souffrance humaine à un point très aigu. Autrefois les amants des mystères
donnaient trop d'importance à la souffrance (…). Je crois que la souffrance,
il ne faut pas la chercher ni l'aimer comme si c'était le coursier le plus
rapide. Pour moi le coursier le plus rapide, comme le dit Eckhart, c'est le
détachement de soi. Chercher la souffrance, le bien-fondé de la souffrance,
nourrir la souffrance, c'est une façon de tourner en rond, sur soi ». De
tous les nombreux témoignages qu’elle a donnés de Louis Massignon, - qu’elle
surnommait « l’homme « en qui Dieu verdoie », en référence au maître de
Moïse, dans le saint Coran, al-Khadir, le Verdoyant, - celui-ci
paraît sans doute le plus important. Il éclaire, en effet, singulièrement sa
propre expérience spirituelle : d’abord, parce qu’il est vrai qu’elle s’est
éloignée progressivement de l’Eglise catholique, de l’Eglise « visible »,
tout en demeurant attachée d’ailleurs à l’orthodoxie, ensuite, parce que son
expérience l’a effectivement orientée vers « le détachement de soi ».
Sous cet aspect, naturellement,
Marie-Madeleine Davy se trouvait à l’opposé de Louis Massignon – et de
Pascal, pour qui, on le sait, le Christ est à l’agonie jusqu’à la fin des
temps. Or, pour Marie-Madeleine Davy, « Le passage par la crucifixion est
momentané. Pourquoi agoniser durablement sur une croix ? Le chrétien est
perpétuellement ressuscité en Christ ». Mais, fondamentalement, Louis
Massignon était un mystique.

Henry Corbin
Avec Henry Corbin (1903-1978), c’est de
gnose, de Théologie ou de Religion divines, qu’il est question. C’est ce
qui explique leur longue fréquentation, leur amitié ainsi que le soutien
qu’elle lui apportera très tôt en publiant dans les collections qu’elle
dirigeait ses premiers ouvrages, que ce soit la première édition de Corps
spirituel et Terre céleste, en 1960, ou encore L’homme de lumière
dans le soufisme iranien, en 1971.
L’orientaliste et iraniste Henry Corbin, en
effet, n’a pas été seulement un remarquable « passeur », qui a mis à la
disposition de ses lecteurs occidentaux tout un corpus d’œuvres
« orientales » qui demeureraient encore sans lui inconnu, – il a su dans
ses préfaces, ses conférences et ses propres ouvrages, transmettre quelque
chose de leur enseignement ésotérique, spécialement les œuvres d’inspiration
ismaélienne. Marie-Madeleine Davy en avait reconnu tout l’immense intérêt,
de même qu’elle avait compris que la vocation de Henry Corbin était de vivre
pour cette Terre qu’il avait « découverte », au contact de la théosophie
orientale, ce mundus imaginalis, monde intermédiaire, « entre Ciel et
terre », qui est le monde de la théosophie mystique visionnaire : « Un monde
qui n’est plus le monde empirique de la perception sensible, tout en n’étant
pas encore le monde de l’intuition intellective des purs intelligibles ». Et
elle avait compris, enfin, qu’il était entré vivant dans la mort.
Tous ces éléments se retrouvent dans le présent témoignage : « Henry Corbin,
professeur à l'École des Hautes Études, était un homme « ressuscité » avant
d'aborder l'autre rive. Il portait sur son visage et dans ses yeux le
scintillement de son appartenance. Dans ses ouvrages et lors de ses
conférences, il a su faire passer le monde des anges. On perçoit, en le
lisant le bruissement de leurs ailes. Et les textes soufis, merveilleusement
présents et traduits, nous entraînent vers l'invisible. J'aimais le
rencontrer et l'entendre. Son amitié chaleureuse exaltait en faisant
s'épanouir le meilleur de soi ».
Cependant, de ces « hommes de lumière »,
celui qui aura le plus profondément impressionné Marie-Madeleine Davy aura
été le philosophe russe Nicolas Berdiaev (1874-1947). C’est qu’il ne s’agit
cette fois ni de mystique, ni de gnose, mais de pneumatologie, le domaine de
prédilection de Marie-Madeleine Davy qui dira, à ce propos : « Pour
comprendre la pensée de Nicolas Berdiaev, il convient d’éprouver à son égard
une certaine parenté : celle-ci se manifeste dans une certaine orientation
de l’être vers la lumière ».

Nicolas Berdiaev
Nicolas Berdiaev est né le 19
mars 1874 près de Kiev dans une famille de la haute aristocratique et c’est
à Kiev qu’il passa son enfance et son adolescence, nourrissant
progressivement sa révolte contre la société mondaine et aristocratique à
laquelle il appartenait jusqu’à la rupture. En 1898, il est emprisonné pour
menées révolutionnaires, libéré puis exclu de l’Université, placé en
résidence surveillée pendant 2 ans à Kiev et condamné, enfin, à trois années
d’exil à Vologda. De retour à Kiev, il se tourne vers la religion orthodoxe,
sous l’influence de Serge Boulgakov, se marie avec Lydie Trouchev. 1904 :
Saint-Pétersbourg où la société qu’il fréquente s’est « convertie » à la
Théosophie, selon Hélène Blavatsky et Annie Besant : « Par la réaction
qu’elle provoqua en moi, elle contribua fort à ma conversion à l’Eglise
orthodoxe. » Il passe l’hiver 1907 à Paris, puis retourne à Moscou où il
retrouve Serge Boulgakov. C’est de cette époque que date son admiration
exclusive pour Jacob Boehme.
Vint la révolution de 1917. Nommé membre du
Conseil provisoire de la République, il se détourne rapidement de l’activité
politique, rédige La Philosophie de l’inégalité, qui est une attaque
contre le bolchevisme et qui ne sera pas publié ; il est nommé ensuite
vice-président de l’Union des Écrivains et professeur à l’université de
Moscou. Ses ennuis avec le régime commencent en 1920, et il sera finalement
expulsé de Russie en 1922, « pour des raisons idéologiques et non
politiques ». Commence l’exil, à Berlin d’abord, de 1922 à 1924, où il est
Doyen de l’Institut scientifique russe, puis à Paris où il vécut jusqu’en
1947, année de sa mort, le 23 mars. Plus de vingt années par conséquent
s’écouleront à Paris où il se consacrera exclusivement à son œuvre.
C’est par conséquent à son domicile du
Petit Clamart, ainsi qu’à Londres que Marie-Madeleine Davy et lui eurent de
fréquents échanges. D’elle, il parlera dans son Essai d’autobiographie
spirituelle comme d’une « femme très érudite et bien douée, notre
nouvelle amie ». Elle lui consacrera un essai, L’homme du huitième jour.
Comme Simone Weil avait représenté pour elle un témoin de la Vérité, Nicolas
Berdiaev lui communiquera sa passion de la Liberté : « Fils de la liberté,
il projetait autour de lui un air pur de haute montagne, une atmosphère
incandescente. Son attitude, son langage, les expressions de ses yeux, tout
débouchait sur l’éternité. Le voir, parler avec lui, suspendait le temps.
Nicolas Alexandre semblait immergé dans cette pré-ressurection que l’on
annonce devoir survenir après la mort physique. Parfois, elle devance le
décès, elle saisit le vivant et l’illumine. Berdiaev aura été pour moi une
preuve de cette anticipation aussi rare que féconde ».
Les
thèmes majeurs de l’œuvre de Nicolas Berdiaev qui ont trouvé l’écho le plus
favorable en Marie-Madeleine Davy apparaissent le sentiment de la liberté –
qui s’oppose aux orthodoxies, religieuses ou non – « la liberté n’est pas
aimée » - la compassion, ou plutôt l’amour, la tendresse, envers autrui –
et, enfin, le sentiment d’isolement, « solitude accablante ». Ils lui feront
écrire : « A l’égard de Berdiaev, j’éprouvais une sorte de connivence.
J’emploie ce terme à dessein, car je n’ose pas faire usage de celui de
parenté ». Cependant, pour qui a connu Marie-Madeleine Davy, il s’agit bien
d’une véritable parenté, ou de l’appartenance à une même famille, y compris
en des traits intimes, en particulier dans leur rapport à la sexualité.
En effet, de même que Nicolas Berdiaev a
pratiqué l’abstinence au sein de son propre mariage, parce que, disait-il,
« l’homme intégral comprenait en lui la nature féminine », Marie-Madeleine
est resté célibataire. Il s’agit en fait d’un choix de vie, à propos duquel
elle s’est exprimée à maintes reprises : « Il existe deux types de mariage,
l’un est lié à la chair, l’autre à l’esprit. Ce dernier se présente comme un
authentique mariage », ou encore : « Du point de vue charnel, le philosophe
se doit de choisir le célibat. Cependant il va contracter un mariage
secret. » Pour Nicolas Berdiaev, comme pour elle, la virginité leur
apparaissait comme une « énergie sexuelle positive ». Mais on entre ici dans
le secret de l’expérience spirituelle de Marie-Madeleine Davy.
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