MARIE-MADELEINE DAVY

Puer aeternus

« Est « moine », « seul », « solitaire » tout homme qui, parvenu à l’unité, épouse la Sophia. » 

 

 

 

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Puer aeternus

 

« Le déchiffrement du livre qu’il porte en lui va s’accomplir lentement, comme une mue. Il risque d’éprouver « la démangeaison des ailes » sans pour autant les voir pousser. Quand elles seront déployées, il prendra son vol. A cet instant, délivré de sa pesanteur, il prendra sa voie de retour vers son origine céleste. Sorti de l’obscurité, il pourra peu à peu contempler la lumière. Ce « livre des secrets », qu’il porte dans le mystère, pourrait aussi avoir un autre nom : le « livre des aurores ». Les symboles et les images s’effacent de son itinéraire, les voiles s’estompent avant de laisser apparaître la lumineuse Sophia. Comprenant sa parenté céleste, il peut revêtir une nature sophianique. N’est-il pas un philosophe, un fils de la Sagesse ?  Mais pour arriver à découvrir en lui l’Esprit de Sagesse, il lui faut passer par la souffrance, le dénuement, le dépouillement, le vide et tout d’abord d’avoir accès à la connaissance de lui-même »

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« Abandonner la féminité consiste à passer du plan terrestre au plan céleste. C’est uniquement au niveau céleste que se réalise l’unité » - « Ce n’est ni l’homme ni la femme qui sont faits à la ressemblance divine, mais seulement l’androgyne, l’être intégralement bisexué ». Ces deux citations, respectivement de Marie-Madeleine Davy et de Nicolas Berdiaev traduisent la réalité d’une expérience spirituelle distincte de l’expérience mystique, que l’on doit appeler sophianique ou gnostique.

            Dans l’expérience mystique chrétienne, en effet, le sujet est féminin, qu’il soit homme ou femme : c’est l’âme féminine qui deviendra l’épouse de l’Unique Époux. Ce que Marie-Madeleine Davy exprime en ces termes : « Le mariage spirituel est symbolisé par l’amour mutuel de l’Époux et de l’Épouse et par leur union. A ce moment l’Épouse ne cherche plus, elle possède une présence qu’elle ne veut plus quitter. »  Cependant, et c’est un point essentiel pour bien comprendre l’expérience de Marie-Madeleine Davy, la Présence dont a reçu l’appel n’est pas celle du Christ Époux, elle est celle de la Sophia ou du Christ Sagesse.

Dès lors, le sujet de l’expérience est masculin, puisqu’il prétend à une union avec une Personne qui n’est ni Dieu, ni le Christ ni l’Esprit, et qui n’est pas une des trois Personnes de la Trinité, ni une quatrième Personne, mais bien la Sophia divine. Il existe de rares représentations du Christ Sophia. Elles n’en ont que plus de sens pour qui a reçu l’appel de la Sagesse divine.

Dans l’expérience sophianique, l’homme (vir) doit connaître sa propre âme féminine et quant à la femme elle doit devenir virile. Que l’on soit homme ou femme, c’est l’état de l’homme intégral qui est visé finalement, celui de l’Adam primordial, d’avant la naissance d’Ève, et non la condition de l’homme et de la femme d’avant la chute. Marie-Madeleine Davy aura cette formule : « L’âme doit se dépouiller de sa féminité afin de vivre dans l’Esprit ». En d’autres termes, pour s’unir à la Sophia divine, que l’on soit homme ou femme, il faut devenir cette « vierge masculine », dont parle Jacob Boehme.

            Ensuite, l’homme devenu intégral peut prétendre à une union sophianique, qui célèbre les noces de l’homme androgyne, de la femme devenue mâle, avec la Sophia.    

            Cette expérience de l’union sophianique, vécue au féminin, est fondamentale pour Marie-Madeleine Davy. Elle n’est pas si fréquente et mérite par conséquent toute l’attention.

L’âme est féminine, on le sait, et elle est capable d’engendrement. C’est la notion de puer aeternus, d’« Enfant d’éternité », que l’on rencontre chez Maître Eckhart et à laquelle Marie-Madeleine Davy, en tant que femme, sera sensible : « La femme enceinte sait qu'elle porte dans ses flancs un embryon qui deviendra un enfant. (...)

Dans le cas du puer aeternus, l'enfantement se déroule dans le secret le plus absolu. Il y a bien initialement une semence. Elle provient du monde invisible. Le réceptacle existe. Il ne se réduit pas à un corps animé, pourvu d'un nom. Le fond de l'être expérimente une vasteté, une immensité sans frontières.».

            De quoi s’agit-il ? « L’oiseau, on le sait, symbolise l’âme. Lorsque celle-ci s’intériorise, elle devient profonde. Un trajet s’accomplit, allant de la périphérie au centre. Véritable voyage comportant différents relais ; des épreuves jalonnent le périple. Il convient d’évoquer le mental, de découvrir le chemin conduisant au cœur qui, peu à peu, va pouvoir se liquéfier et favoriser la poussée des ailes. Celles-ci accompagnent la naissance de l’esprit que de nombreux mystiques « situent » à la fine pointe de l’âme. Ainsi l’esprit  provient d’un engendrement de l’âme qui contient virtuellement l’esprit. Tout spirituel est invité à devenir la mère du puer aeternus (l’enfant de l’éternité, l’Enfant divin). On rejoint ici un thème cher à Maître Eckhart, celui de l’homme devenu « mère de Dieu ». Désormais l’oiseau intériorisé cesse de symboliser l’âme, il signifie l’esprit ».

Cette expérience implique aussi des conséquences qui ne sont pas seulement d’ordre spirituel.

            D’abord, « la voix sophianique n’est rien d’autre que la voix intérieure que les Églises, les écoles et les disputailleurs cherchent à écraser, envieux et tyranniques qu’ils sont », comme dira durement Gottfried Arnold, en 1700. Ensuite, l’union mystique, qui est l’union de l’âme avec l’Époux divin, forme le plan de l’âme, ou de la religion de l’âme, elle ne s’écarte pas, en tant que telle, de l’Église visible, elle ne dépasse pas l’ordre du salut, ou de l’exotérisme. Tandis que l’union sophianique qui constitue le plan de l’Esprit, de la religion divine, introduit la notion de l’Église invisible, ou de l’ésotérisme chrétien.

 Mais il y a plus. A cette étape de la vie spirituelle, en effet, de l’union sophianique, certes, quand « le philosophe parvient à l’androgynat, il abandonne sa tente de nomade et pénètre dans la maison de la Sagesse ». Toutefois, « l’intériorité vécue d’une façon existentielle anime le fond de l’être, sa profondeur. D’où l’accès à un nouvel état permettant le dépassement du niveau de créature faisant ainsi recouvrer l’unité première, celle qui a été perdue momentanément par la manifestation, la chute dans le temps. Le retour n’inaugure pas un conjointement avec l’État d’Adam avant l’apparition d’Ève (donc de la connaissance sensible), mais un retour à la condition de l’âme en Dieu avant sa création ».

Une nouvelle étape s’ouvre par conséquent pour l’homme androgyne uni à la « lumineuse Sophia ». Cette union s’effectue selon deux modalités.

Ainsi, pour un Jacob Boehme, « l’union sophianique est la libération délicieuse qui nous entraîne moins dans les abysses silencieux de la déité que dans les tréfonds de l’acte créateur trinitaire », mais selon le Nuage d’inconnaissance, ou encore selon Maître Eckhart, il s’agit d’une expérience des « profondeurs de la Déité », de la Suressence divine.

            Telle sera l’étape ultime de l’expérience de Marie-Madeleine Davy : « Il ne suffit pas de se tenir dans le suprasensible pour pénétrer dans le mystère. Il faut aller plus loin et se tenir sur le mont des Théophanies, là où le philosophe peut avoir une expérience de sagesse en découvrant la face de la divine Sophia. Seule la Philosophie mystique possède l’amour des sources.

            Elle n’est pas le privilège des moines, mais de tous ceux qui durant leur pèlerinage terrestre ont pu devenir un. Il n’existe qu’une source : la Deitas abscondita ».