Théodore Monod est né à Rouen, en ce début du 20ème siècle,
le 9 avril 1902, dans une famille de tradition protestante, une famille de
pasteurs, comme son père et son grand-père paternel : « J’ai
d’ailleurs derrière moi, dira-t-il, cinq générations de pasteurs en ligne
directe », une famille qui s’établit bientôt à Paris, en 1907, son père
étant nommé à l’Oratoire du Louvre, mais surtout une famille à laquelle,
de son propre aveu, il doit infiniment : « Il faut le reconnaître,
j’aurai été, tout au long d’une existence déjà plus qu’octogénaire,
un privilégié ! Une famille aux fortes traditions spirituelles, un
idéal moral exigeant peut-être, vécu non comme une contrainte mais plutôt
comme une libre adhésion à de salutaires principes, des parents d’une grande
culture et ne vivant que pour le double service de leur Dieu et de leurs frères,
une hérédité saine, et qui, jointe à une simplification systématique de la
vie matérielle, n’aura pas nui à ma longévité » .
Si sa famille lui a transmis un « idéal moral », la part
personnelle de Théodore Monod est sans doute cette « simplification systématique
de la vie matérielle » qui est bien le trait principal de son existence.
A 18 ans, il notait déjà dans ses Carnets (publiés par son fils Cyrille) :
« Je ne suis nullement ennemi du corps, mais j’ai le culte de la
simplicité austère qui est aussi la sagesse et l’hygiène. »
Qu’il me soit permis ici un souvenir personnel. J’ai rendu visite à
Théodore Monod à son domicile de l’Ile Saint-Louis, un vaste appartement, très
dépouillé, sobre, presque austère, au mobilier très simple et avec des
bibliothèques dans toutes les pièces. Comme il perdait progressivement la vue,
il avait en effet dispersé sa bibliothèque dans tout son appartement,
consacrant chaque pièce à un domaine particulier, ce qui lui permettait de
retrouver aisément un ouvrage.
A Paris, Théodore Monod fréquentera l’Ecole alsacienne et le Jardin
des Plantes, lieu de promenade familier, où le conduisait sa mère (la famille
habitait rue Cardinal-Lemoine). Ceux qui connaissent l’ouvrage d’Isabelle
Jarry, qui est une suite d’entretiens, ont lu des extraits du Livre de Théodore,
compilation de ses « mots d’enfant » dont l’humour n’est pas
absent et qui sont bien souvent prémonitoires. A cinq ans, il est convaincu
qu’il mourra de vieillesse, - on
apprend qu’à 7 ans « il est toujours dans les papiers, les livres, les
carnets », - à 10 ans, il commande le catalogue des articles de pêche du
Bazar de l’Hôtel de Ville, - à 12 ans, enfin, il écrit à ses parents :
« Je crois que le monde pourrait vivre sans tuer ni animal ni végétal… ».
Sur ces années d’adolescent, on dispose d’extraits de ses Carnets. A
18 ans, comme il se doit, les opinions sont péremptoires : « Il y a
plus de christianisme chez Jaurès que chez le pape », ou, à propos de Léon
Daudet : « Quel type tout de même et quel dangereux individu»,
ou encore « Je comprends aujourd’hui qu’on ait envie de s’échapper
du monde comme les moines », mais c’est aussi l’âge des premières réflexions
sur l’existence : « Quel bonheur d’avoir un haut idéal moral
et une forte passion scientifique vous évitant bien des tentations ou, plutôt,
vous aidant à leur résister ! » ; « La vie
n’est pas la joie. C’est la tension dans l’effort continu ; c’est
le labeur physique et le surmenage intellectuel ; c’est l’austère
accomplissement du quotidien devoir ».
Après
le baccalauréat, Théodore Monod prépare une licence de Sciences naturelles ;
il a la chance, comme il le dira lui-même « d’être recruté très
rapidement au Muséum », en 1922 (à 20 ans), dans un laboratoire consacré
à l’étude des pèches outre-mer. Une mission, de décembre 1922 à novembre
1923, le conduit en Mauritanie, à Port Etienne. Premier contact avec un pays
auquel il restera fidèle toute sa vie. Il y connaîtra sa première expérience
du désert, ayant choisi de rentrer en France par le Sénégal. Dès son retour
à Paris, il identifie un nouvel ordre de crustacés, les Thermosbaenacés.
En 1925, une nouvelle mission à Dakar lui fait découvrir l’Afrique noire. En
passant au large de la Mauritanie, il ne cache pas sa nostalgie de la
Mauritanie, « merveilleusement belle aux yeux de ceux qui l’aiment,
parce que parée d’austérité, de simplicité, de dépouillement ».
Pourtant son séjour africain va lui réserver bien des enseignements.
Il se trouve en effet pour la première fois face à la colonisation,
dont il écrit : « Je crois que la civilisation est le gros
obstacle au christianisme, et en particulier que le machinisme et le développement
industriel en sont la négation ». Face à lui-même aussi, découvrant
qu’il n’a « absolument rien de ce qu’il faut pour mener des hommes
avec autorité, n’osant même pas faire des observations méritées, tremblant
à l’idée de faire un reproche » C’est un trait de son caractère
qu’il gardera sa vie durant. Pour l’anecdote il se trouvera aussi, au cours
d’une expédition, face à André Gide, qu’il nommera HQNCPAP, « l’homme
qui ne croyait plus au péché ».
Après
ce séjour, Théodore se consacre à sa thèse qu’il soutient en 1926, à
propos de minuscules crustacés qu’on rencontre dans la vase des estuaires :
les Gnathiidae. L’année suivante est celle de la mission Augérias-Draper
qui le conduit de Paris à Dakar, à travers l’Algérie, via Alger et
Tamanrasset. Au cours de ce périple assez pénible, il a la joie de découvrir,
« au Sahara soudanais », un squelette fossilisé, d’un « homme
tombé, quelques milliers d’années auparavant dans un lac où il s’était
noyé », et surtout il ramène une très riche moisson de flore saharienne
et sahélienne.
De
retour à Paris, il célèbre au mois de mars 1928 ses fiançailles avec Olga
Pickova, une jeune juive d’origine tchèque. Puis c’est le service militaire
qu’il appréhende, lui qui est pacifiste et antimilitariste. Pourtant il
passera ses dix-huit mois comme saharien de 2e classe, dans la
compagnie saharienne du Tidikelt-Hoggar. Il n’en saura pas moins profiter des
circonstances pour continuer ses recherches scientifiques, en choisissant depuis
In-Salah de gagner l’Ahnet, une région mal connue qu’il explorera à fond :
« Mais j’ai réussi ! Je suis le premier Européen (et encore
plus le premier géologue !) à avoir traversé la chaîne de l’Ahnet de
part en part ! J’ai fait de très utiles observations. Enfin, je reprends
courage et vois que je rentrerai pas les mains vides. Mais quelles immenses
fatigues, ces marches dans les montagnes avec des (sic) véritables
escalades ! » C’est aussi durant ces mois de service militaire
qu’il devient un véritable méhariste : « J’avance rapidement
d’ailleurs ; harnachage, campement, équitation, tout va de front et il
le faut car le temps n’est plus où mon méhari tout scellé m’attendait
devant ma porte. Il faut tout faire, apprendre mille détails, mille recettes,
ne rien oublier : mon chameau et moi formons maintenant une unité, un
microcosme qui doit se suffire… »
De
retour en France, démobilisé, Théodore se marie avec Olga – qui sera sa
compagne et sa collaboratrice pendant près de cinquante ans. De leur union naîtront
trois enfants, Béatrice, le 13 juin 1931, Cyrille, en 1933 et Ambroise en
1938… Mais entrons à présent dans le monde de Théodore Monod avec l’épisode
de la météorite de Chinguetti (1934).
Chinguetti
A l’origine de ce qui deviendra un peu la quête des dernières années
de la vie de Théodore Monod, le rapport d’un officier français en 1916,
signalant une énorme météorite dans l’Adrar mauritanien. Les recherches ont
commencé en 1924, sans succès, et c’est dix ans plus tard au tour de Théodore
Monod de s’emparer de la question et de lancer une expédition. Malgré ses
efforts, la météorite est introuvable… En 1987, il organisera une nouvelle
expédition pour un résultat identique : « Nous avons beaucoup marché
et nous n’avons rien trouvé ». L’année suivante, troisième
tentative, avec cette fois, du matériel sophistiqué dont un GPS, mais, dira
Monod, « nous sommes rentrés « rebredouilles », une fois de
plus ! » A la fin de l’année 1988, Théodore Monod lance une dernière
tentative, mais en reprenant son itinéraire de 1934, - tout concorde exactement
avec les indications laissées par Ripert, mais « là, sur le terrain »,
il comprend qu’il peut abandonner la recherche de la météorite géante.
Pourtant, il retournera sur les lieux encore en 1989, ce qui lui fera confirmer
que « toute l’histoire n’a pour origine qu’une regrettable confusion
entre un relief rocheux banal et une prétendue masse météoritique ».
Tanezrouft
Le Tanezrouft, « pays de la peur et de la soif », est une région
désertique, totalement inhabitée, du Sud Algérien, vers la frontière du
Mali. En 1935, elle est encore un blanc sur la carte, quand Théodore se lance
à son assaut. On pense ici à un autre défi, relevé par Michel Vieuchange, en
1930, d’atteindre la ville de Smara !
La traversée dure onze jours du 3 au 14 février 1936 : « Le reg
s’étendait, horizontal et indéfini. Il n’y avait rien qui pût accrocher
le regard : nous naviguions à la boussole et nous manquions des repères
les plus infimes pour faire notre visée », « Nous n’avons relevé que
de très rares traces préhistoriques, ce qui prouve que le Tanezrouft fut
toujours le… Tanezrouft et qu’il fut évité de tout temps par les hommes ».
Après 400 kilomètres de marche, Ouallene est atteint et aussitôt, Théodore
Monod reprend sa marche de retour vers Adrar, par une route plus au nord, plus
« désespérée » encore : « Cette fois ce fut encore
plus laborieux. Je ne rencontrai pas, en effet, les pâturages que j’espérais
trouver dans la dernière partie du parcours. Ce fut une rude épreuve pour les
bêtes et pour les hommes. »
Le
dernier des naturalistes
« Je
n’ai aucune honte à me considérer naturaliste même si cela fait un peu
XVIIIe siècle »
Comme on a dit de son ami et aîné Louis Massignon (mort en 1962)
qu’il était le dernier des orientalistes, Théodore Monod est assurément le
dernier des naturalistes. Lui-même en est bien conscient, selon les propos
rapportés par Isabelle Jarry : « Théodore Monod se sait l’un
des derniers naturalistes, « peut-être le dernier », dit-il, considérant
qu’il ne sera plus possible de vivre comme il a vécu. L’exercice des
sciences naturelles pris comme l’exploration systématique de notre planète
et l’inventaire de ses richesses ne se fera plus à l’avenir dans les formes
traditionnelles qu’ont connues tant d’illustres savants ». Une
page s’est tournée avec la mort de Théodore Monod. Une page certes
exceptionnelle, sa bibliographie, aimait-il rappeler, compte tout de même 1200
titres d’articles différents, tout en ajoutant qu’il aurait pu « sans
doute mieux faire ». C’était en juillet 1999, au forum méhariste de
Saint Poncy, dans le Cantal : « Ma devise, c'est un continent par
existence. J'ai passé cette vie en Afrique où je me suis laissé tenté par
beaucoup de choses. Au départ, j'étais zoologiste, mais en suivant les dunes,
j'ai fini par récolter de tout : des fossiles, des plantes. Cela m'a conduit à
devenir un peu botaniste, géologue, ethnologue, archéologue. » A la
lecture des 104 pages de sa seule bibliographie scientifique, publiée, en 1995,
par Nicole Vray ,
on ne sait finalement ce qui force le plus l’admiration, si c’est sa soif de
découverte, sa rigueur scientifique, ou son érudition, sa connaissance
« encyclopédique » de la nature. Je donnerai trois exemples
personnels, qui vont de la Terre de Feu (les Nuages de Magellan) aux déserts
asiatiques (Kara-Koum, Gobi) en passant par le Yémen.
Vers la fin de sa vie, Louis Massignon s’est intéressé à une
constellation du ciel austral que l’on connaît sous le nom de Nuages de
Magellan – et qui joue le rôle équivalent pour lui de la fameuse météorite
de Chinguetti pour Théodore Monod. La théorie de Louis Massignon était que
les peuples fuégiens – qui ont disparu aujourd’hui – avaient été
repoussés par vagues successives par des peuples venus du Nord, pour échapper
à leur mise en esclavage, jusqu’à parvenir dans le cul-de-sac des canaux
magellaniques d’où personne ne songeait plus à les expulser, puisque la
vie y est infernale. Ces peuples avaient été guidés dans leur fuite vers
le Sud par la constellation des Nuages de Magellan. Or, Louis Massignon avait
demandé à Théodore Monod de vérifier cette théorie. Ce que ce dernier avait
réalisé en 1962 dans une étude intitulée : « Le ciel austral et
l’orientation » - qui est un feu d’artifice de références
d’auteurs de tous les temps et de toutes nations et qui se termine sur une émouvante
allusion aux derniers Addax du désert, eux aussi, peut-être « contraints
d’émigrer, pour survivre, devant la pression, sans cesse croissante, de leur
massacreurs ».
Deuxième exemple : lorsque je suis allé le saluer avant de partir
en poste au Yémen, il m’avait préparé un article de lui, consacré au qat
sud-arabique, qu’il m’a dédicacé (17 décembre 1992).
L’article était de circonstance, quand on sait l’importance que revêt
la consommation de ce stupéfiant au Yémen. Il s’agissait certes de la
recension d’un ouvrage allemand de 1978, mais Théodore Monod l’avait
illustré d’une planche tirée d’une thèse de 1890 qui est « la
meilleure figuration que je connaisse de l’espèce » et avait augmenté
de pas moins de 25 références une bibliographie qui en compte 96.
Dernièrement, enfin, on m’a
offert un rare ouvrage de 1942 qui est l’édition française par Théodore
Monod aux éditions Payot de La vie dans les déserts de deux
professeurs soviétiques. Il s’agit cette fois d’une étude sur les déserts
mésasiatiques, qui sont des « demi-déserts ». Théodore Monod
signale dans son avant-propos que « les auteurs ont bien voulu
l’autoriser à opérer un certain nombre d’additions ». Mais
surtout l’intention de Théodore Monod était de favoriser par cette
publication un meilleur partage des connaissances entre les chercheurs, et dans
un esprit où l’on retrouve tout le meilleur de sa philosophie : « Quand
il ne ferait que révéler aux Sahariens français l’étendue de l’effort
russe aux déserts d’Asie Moyenne, ce volume n’aura pas été inutile et
aura efficacement servi la cause de la science internationale et pacifique. »
Mais, quand on pense qu’il était ichtyologiste, titulaire de la chaire
des Pêches et productions coloniales d’origine animale, au Muséum d’Histoire
Naturelle, ces quelques exemples – on pourrait en citer des dizaines
d’autres – donnent la mesure de la curiosité exceptionnelle de Théodore
Monod pour le monde créé. Une curiosité qu’il n’a cessé de manifester au
cours de très nombreux voyages à travers le monde, dès 1922.
Le
voyageur
« J’ai
toujours emporté dans mes campagnes le matériel nécessaire à la fois au géologue,
au botaniste et au zoologiste »
L’image d’un Théodore Monod, marcheur du désert, est fort répandue.
C’est même cette image que le grand public aura retenu de lui. Il y a
d’abord ce périple, inaugural en quelque sorte, qui le conduisit de
Port-Etienne, en Mauritanie jusqu’à Dakar (1922-23). Il en a tiré deux
livres, dont Maxence au désert, en souvenir d’un autre Mauritanien
français, Ernest Psichari (cf. son Voyage du Centurion) et une relation
plus scientifique. Mais ce Maxence au désert contient tout déjà de ce qui
constitue la relation privilégiée de Théodore Monod avec le désert. C’est
un très bel ouvrage, toujours disponible, publié en 1997 chez Actes Sud. On y
rencontre le bonheur des haltes et de la cérémonie du thé, la fatigue
terrible des fins de journées et toute l’énergie retrouvée après le
sommeil nocturne, les plaisirs renouvelés de l’observation et la lassitude
qui s’empare de l’esprit, durant les heures de marche. On y trouve aussi
cette mélancolie si particulière de la fin du voyage : « Alors
Maxence est triste : il sait que dans trois heures, il sera chez les
hommes, il sait qu’il retourne au pays oublié de sa douleur, il sait que la
vie du désert est finie pour lui et que, de longtemps peut-être, il ne
retrouvera les âpres solitudes bénies. »
Il existe une photographie, vraisemblablement de 1935, qui donne une idée
assez précise du voyageur Monod. On le voit pieds nus dans le sable, affublé
d’une sorte de chéchia, d’un pantalon informe et d’une vareuse vaguement
militaire. Il est penché sur sa « chambre claire » et opère un
relevé. Dans tous ses voyages, spécialement dans le désert, Théodore Monod
utilisait des outils, des appareils de mesure, qu’il avait conçu lui-même,
par exemple, son « tape-cul » qui lui servait à conserver les
plantes, son « boudin » pour recueillir des minéraux, toutes sortes
de bocaux pour les insectes et autres animaux, et cette « chambre claire »
dont il dira : « J’ai également utilisé pendant des années
une chambre claire, appareil qui intéresse spécialement le géographe et le géologue.
Une chambre claire est constituée d’un prisme fixé par une tige à une
planchette, reposant elle-même sur un trépied. Avec ce prime on peut dessiner
un détail de ce qu’on voit, une falaise, un rocher, une vue panoramique, etc.
(…) La chambre claire est un très bel appareil »
Enfin, Théodore Monod est l’homme de quelques exploits en matière de
« navigations hauturières ». Ainsi en 1953, il entreprend une
traversée encore plus spectaculaire que celle qu’il a réalisée en 1934 dans
le Tanezrouft : l’exploration de la Majâbat al-Koubrâ, vaste zone désertique
entre Chinguetti et Tombouctou, - et surtout l’année suivante, il se lance
dans une aventure sans précédent, un périple de quelque 900 kilomètres sans
points d’eau de Ouadane dans l’Adrar (Mauritanie) à Araouan, au Mali et
retour : Théodore Monod et ses deux goumiers auront parcouru 1800 kilomètres
en sept semaines. Il montera encore bien d’autres expéditions de même
nature, par exemple en 1959-60. Au sujet de ce qu’il faut bien tenir pour des
exploits, Théodore Monod, fidèle à lui-même, disait : « On
s’expose à quelques désagréments en allant au désert, mais parler de
danger est exagéré. Il ne faut pas dramatiser. Les choses sont plus banales
qu’on ne le pense ». Et à Sylvain Estibal qui lui faisait remarquer
en 1997 que « parcourir huit cents kilomètres à pied et à chameau, sans
point d’eau, ce n’est pas si banal », il répondait simplement : « Bien
sûr, mais cela ne constitue pas véritablement un danger. C’est avant tout un
effort physique et psychologique. Il faut tâcher de ne pas se démoraliser en
route. »
L’IFAN
(1938-1965)
Lorsque Théodore Monod arrive à Dakar, le 14 juillet 1938, l’Institut
Français d’Afrique Noire n’existe que sur le papier : « Il n’y
avait pas de personnel, pas de budget, rien ». Il obtient cependant la
collaboration d’un chercheur béninois, Alexandre Adanbé, et organise le
travail. Sa famille le rejoint et puis il est mobilisé pendant un an, dans le
Tibesti, plus exactement à Aozou, « le tout dernier poste au nord de l’Afrique
Equatoriale Française, sur la frontière de Libye. » Comme on pouvait
s’y attendre cette affectation fut surtout l’occasion pour Théodore Monod d ‘expéditions
dans le désert : relevés de pistes, de points d’eau, découverte d’un
important gisement d’amazonite, ascension d’un sommet du Tibesti, l’Emi
Koussi, à 3415 mètres. Comme il souhaite explorer un volcan qui se trouve en
territoire italien, il en demande l’autorisation « à l’ennemi ».
Son message télégraphique est intercepté et les autorités militaires françaises
l’expulsent… Retour à Dakar, donc, mais la route est longue du Tibesti à
l’Atlantique et il en profite pour explorer un nouveau volcan, le Toussidé
(3315 m) – cf. Flore et végétation du Tibesti.
De
retour à Dakar, tout est à recommencer, et Théodore Monod réactive ce
qu’il a nommé ses « Centrifran » qui sont des antennes de l’IFAN
dans les pays qui composent l’A.O.F. (Côte d’Ivoire, Guinée, Sénégal,
etc.). Mais la reprise en main de l’IFAN s’effectue aussi dans le contexte
de la France vaincue. Si Théodore Monod parvient progressivement à faire
revivre l’IFAN, il s’engage aussi dans un combat plus personnel. « Nul
n’ignorait que, personnellement, je n’étais pas particulièrement partisan
du régime de l’Etat français de Vichy ». C’est le moins qu’on
puisse dire et Théodore Monod n’hésite pas à refuser de prêter serment au
maréchal Pétain à qui il écrit : « J’ai l’honneur de
vous faire connaître que pour des motifs de conscience, je puis même dire des
motifs d’ordre religieux et pourtant hautement sacrées, il ne m’est pas
possible de prononcer en toute liberté d’esprit ce serment de fidélité au
chef de l’Etat, démarche trop grave pour être accomplie sans en mesurer
toute la portée, sans en peser la signification ». Mais surtout, tous
les lundis, d’octobre 40 à octobre 41, il anime une émission pour
Radio-Dakar. Ces chroniques hebdomadaires qui seront réunies plus tard en un
volume, en partie censuré, en 1943 ,
ne manquent pas d’audace et de liberté de parole, lorsque sont abordés des
thèmes d’actualité comme celui de la race : « Le mot « race »
exprime un fait matériel, zoologique, et ne saurait être détourné de son
seul sens véritable », « Quant au problème aryen, il ne concerne
que l’histoire des langues aryennes, et n’existe pas pour
l’anthropologiste… » Les émissions s’arrêtent en 1941 :
« On m’a permis de dire ce que je voulais, jusqu’au jour où l’on
m’a demandé quand même de changer quelques petites choses. »
Rapidement
Théodore Monod devient le président de la France combattante au Sénégal,
fonde, en 1943, les Forces Fraternitaires Françaises, « mouvement de résistance
locale », diffuse clandestinement le célèbre Silence de la mer de
Vercors, signe de nombreux articles dans la presse de la France combattante (par
exemple Notre Combat) et reçoit finalement le Général de Gaulle à sa
première visite en Afrique de l’Ouest en janvier 1944 : « Au nom
de la fédération d’AOF de la France combattante, j’ai l’honneur de vous
souhaiter la bien venue… » Mais l’année 1943 sera particulièrement
douloureuse pour lui, son père mourant à Paris cette année-là et toute la
famille de sa femme étant déportée. Il n’y aura aucun survivant, sauf une sœur
d’Olga qui s’était réfugiée en Palestine en 1938.
L’IFAN
compte trois départements : Sciences naturelles, Sciences de l’homme et
Géographie. C’est à ce département que reviendra la réalisation d’un Atlas
international de l’Afrique de l’Ouest - « qui traitait aussi bien
de la végétation que de la faune ou des populations, etc. ». Mais l’IFAN,
ce sont aussi des centaines de publications scientifiques, un Bulletin,
la création de deux musées à Gorée (Sénégal), le Musée de la Mer et le
musée des Esclaves, ce sont enfin des dizaines de conférences réunissant tous
les deux ou trois ans l’ensemble des chercheurs de l’Afrique occidentale.
L’indépendance
des Etats africains, à partir de 1960 ne remettra pas en cause l’IFAN, à
ceci près qu’il devra changer de nom et de statut. L’IFAN sera finalement
intégré à l’Université de Dakar et portera désormais le nom d’Institut
Fondamental d’Afrique Noire. Il est à noter que Théodore Monod avait pensé
un instant à l’adjectif « farfelu » pour remplacer le « français »
d’origine.
En 1963, Théodore Monod est élu à l’Académie des Sciences. Cette
nomination le pousse à demander un successeur à la tête de l’IFAN. Ce sera
Vincent Monteil qui était directeur du Département Islam depuis 1959. Vincent
Monteil, disciple de Louis Massignon, et dernier survivant de cette époque, a
raconté ses années à Dakar dans un ouvrage malheureusement épuisé, Soldat
de fortune .
Théodore Monod quittera donc Dakar et d’une certaine manière l’Afrique en
1965, non sans quelque nostalgie, mais avec aussi une conviction qu’il gardera
jusqu’à la fin de sa vie : « L’Occident c’est
l’individualisme. L’Afrique c’est le groupe. Ces deux systèmes ne sont
pas compatibles. L’un est hélas en train de détruire l’autre ».
Profondeurs
marines
Durant toutes ces années passées
à la tête de l’I.F.A.N., Théodore Monod a accompli de nombreuses missions
dont la plus étonnante reste sans doute d’avoir participé à la première
plongée du bathyscaphe du professeur Auguste Piccard, le FNRS-2. Théodore
Monod en a tiré un livre plein de drôlerie : Bathyfolages.
« En 1948, le bathyscaphe, parti d’Anvers, arrivait à Dakar
dans les flancs d’un cargo belge, le Scaldis. On n’avait oublié qu’une
chose : le tremper dans l’eau avant de procéder sur la côte d’Afrique
à ses premiers essais de plongée ».
Il est exact que la première expédition ne remplit pas tous les espoirs :
« plongées… 1 (une) / à (profondeurs en mètres)… 25 (vingt-cinq) /
Poissons abyssaux vus… 0 (zéro) / Poissons abyssaux capturés… (idem) »
Mais
Théodore tiendra sa revanche quelques années plus tard, en 1954. Cette fois la
plongée atteindra 1400 mètres et sera l’occasion d’une vraie observation
des fonds abyssaux.
Une
amitié : Louis Massignon
« Je
me découvrais dans une convergence sans cesse croissante, non certes avec le
savant (je ne suis moi-même qu’un modeste zoologiste) mais avec
l’infatigable défenseur de la justice et de la miséricorde »
Un premier échange de correspondance en 1938 inaugurera une amitié de
quelque 25 ans avec un personnage assez étonnant, professeur au Collège de
France et orientaliste respecté : Louis Massignon (1883-1962). Théodore
Monod a témoigné de cette amitié à plusieurs reprises. Le nom de Massignon
revient d’ailleurs fréquemment dans ses entretiens et il a évoqué
longuement la figure de l’orientaliste en 1990, au Colloque de
Cerisy-la-Salle. Il faut en retenir une admiration réelle pour un homme, son aîné
de 20 ans, dont il dit : « [ Louis Massignon ] aura été l'héroïque
champion des causes justes et impopulaires - vous excuserez le pléonasme -,
l'ami de toutes les victimes de la violence, de tous les meurtris, de tous les
spoliés. »
Louis Massignon n’était pas seulement un savant, un scientifique
passionné, un voyageur, mais aussi un homme de foi et un militant, tout comme
Théodore Monod. Les deux hommes ne pouvaient manquer de se rencontrer et de
s’apprécier, même s’ils différaient grandement quant à leur personnalité.
Massignon était un homme torturé, et menait une vie d’ascète. Il avait
retrouvé la foi catholique dans des circonstances tragiques en Irak, à l’âge
de 25 ans. Il sera l’exécuteur testamentaire de Charles de Foucauld qui avait
pensé à lui pour lui succéder à Tamanrasset. Il entrera à Jérusalem, en
1917, au côté de Lawrence d’Arabie. Il deviendra ami de Weizmann, le premier
président de l’état d’Israël… Mais surtout, c’est à lui que l’on
doit les premières avancées dans le domaine du dialogue islamo-chrétien,
avancées qui, dans les années 30, ne manquaient pas d’audace. Il disait
lui-même qu’il se trouvait « au terrain de contact spirituel entre le
christianisme et l’islam ». Professeur au Collège de France, il aura
comme disciples des hommes qui compteront dans la vie politique et
intellectuelle de leurs pays, comme Taha Hussein en Égypte ou Ali Shariati en
Iran. Dés avant sa retraite universitaire, il a mené de nombreux combats,
« pour la Justice », le plus souvent « dos au mur »
selon son expression. Disciple de Gandhi, il prônait la non-violence, la résistance
pacifiste. Il visitait les prisons et, à partir de 1948, les camps de réfugiés
palestiniens – il était farouchement anti-sioniste, mais à la manière
d’un Martin Buber, par exemple. En 1954, il prendra fait et cause pour l’indépendance
du Maroc, visitant Mohammed V dans son exil malgache. Il pratiquait le jeûne.
Marié, père de trois enfants, il était devenu prêtre melkite à la fin de sa
vie (1950).
Massignon
était finalement « inclassable », comme on le dira de Théodore
Monod. Mais ce n’est pas seulement cela qui les rapprochait. Ils partageaient
une passion commune pour la justice et la même compassion envers les faibles,
les opprimés, et même les animaux : « Louis Massignon, le cheikh
admirable, était la compassion incarnée, mais, comme Saint François, il n'a
guère de disciples." Ils avaient aussi en commun le sens de l’action
non-violente, de la manifestation pacifiste – les « sit-in » - et
surtout du jeûne militant.
En
post-face d’un article que Louis Massignon lui avait demandé à propos de ses
« Nuages de Magellan », Théodore Monod écrira : « Louis
Massignon n’aura pas lu ces pages, qu’il avait spécialement souhaité de me
voir écrire, en ajoutant : « c’est la première fois que je
demande à un ami cela » (in litt, 12-VIII-1962). Le 32 octobre, en
effet, s’achevait sa carrière terrestre. Je n’ai rien changé au texte qui
précède : tel qu’il est, je voudrais qu’il puisse être considéré
comme un hommage à celui qui fut, à la fois et, si magnifiquement, un érudit
et un voyant, un savant et un prophète, un homme et, peut-être aussi –
pourquoi aurait-on peur des mots ? - un saint. En un temps où règne
partout la violence, alors que l’humanité, indécise, hésite encore à
sortir de la préhistoire, il est bon que des avant-gardes, des éclaireurs, des
figures de proues nous devancent, pour affirmer cette compassion à tout ce qui
vit » (ibidem), hors de laquelle nos « civilisations »
ne sont que des barbaries mal camouflées. »
Amadou
Hampâté Bâ
« Tu
as bien assez étudié le français, il est temps pour toi de devenir un vrai
Peul »
Une
autre amitié a compté dans l’existence de Théodore Monod, celle de Amadou
Hampâté Bâ, disciple du fameux Tierno Bokar, qu’on surnommait le sage de
Bandiagara et qui « fut sans doute le dernier grand mystique africain »
.
En 1938, Amadou Hampâté Bâ était un simple fonctionnaire, exilé à
Ouagadougou, mais il avait aussi un grand dessein : celui de faire connaître
l’enseignement de Tierno Bokar et c’est à cette occasion que Théodore
Monod fit sa connaissance, par le truchement d’un manuscrit qu’il voulait
lui soumettre. C’est d’ailleurs ainsi que Théodore Monod entra en relation
avec Louis Massignon, puisque c’est à ce dernier qu’il confia le
manuscrit, sur lequel il voulait un avis autorisé .
Ce manuscrit sera publié en 1957, mais dans l’intervalle, Théodore Monod
sera entré dans l’intimité du « Sage de Bandiagara » :
« C’est une grande joie pour le chercheur sincère et sans doute un
des rares motifs qui lui reste de ne pas désespérer entièrement de l’être
humain, que de retrouver sans cesse, dans tous les temps, dans tous les pays,
chez toutes les races, dans toutes les religions, la preuve de cette affirmation
de l’Écriture : « L’Esprit souffle où il veut » (1943)
« Il
était musulman et j’étais chrétien, dit Théodore Monod d’Amadou Hampâté
Bâ. Mais nos convictions religieuses convergeaient vers la même direction ». Amadou Hampâté Bâ était né en
1900 à Bandiagara, au Mali, dans une famille aristocratique peule. Élevé, en
tant que fils de chef, à ce qu’on appelait alors « l’école des
otages », dont il s’enfuira, il finit par être envoyé après bien des
vicissitudes au Burkina Faso comme humble fonctionnaire. Mais lorsqu’il rentre
à Bamako, en 1933, c’est pour une longue retraite spirituelle auprès de
Tierno Bokar dont il consigna par écrit l’enseignement ésotérique .
Cinq ans plus tard, il en remettra le manuscrit à Théodore Monod qui, en 1942,
sauvera Amadou Hampâté Bâ de l’exil, en France cette fois, et peut-être
d’un danger plus grand, en le nommant à la section Ethnologie de l’IFAN, à
Dakar. Commence alors une carrière universitaire où il s’efforce de
recueillir quantité de traditions orales – ce qui constituera son grand
ouvrage sur l’Empire peul du Macina. En 1951, il passe un an en France et se
lie d’amitié avec Marcel Griaule et Louis Massignon. En 1958, au moment de
l’indépendance du Mali, il fonde un Institut de Sciences humaines, et surtout
en 1960, il est délégué du Mali auprès de l’UNESCO dont il est élu deux
ans plus tard, et pour huit ans, membre du Conseil exécutif. C’est en 1962,
à la tribune de l’UNESC0 qu’il aura cette formule souvent rapportée :
« En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui
brûle. » Il passera les dernières années de sa vie à écrire –
ses romans sont tous disponibles – et à travailler au rapprochement entre
l’islam et le christianisme. il meurt en 1990.
Amadou
Hampâté Bâ était musulman, membre de la confrérie islamique Tidjaniya et
disciple de ce Tierno Bokar à qui Théodore Monod vouait tant d’admiration.
Il est vrai que l’enseignement du Sage de Bandiagara ne pouvait que le séduire :
« Je ne m’enthousiasme que pour la lutte qui a objet de vaincre en nous
nos propres défauts. Cette lutte n’a rien à voir, hélas, avec la guerre que
se font les fils d’Adam au nom d’un Dieu qu’ils déclarent aimer beaucoup,
mais qu’ils aiment mal, puisqu’ils détruisent une partie de son œuvre »,
ou encore : « En vérité, une rencontre des vérités essentielles
des diverses croyances qui se partagent la terre pourrait se révéler d’un
usage religieux vaste et universel. Peut-être serait-elle plus conforme à l’Unité
de Dieu, à l’unité de l’esprit humain et à celle de la Création tout
entière ». Mais ce qui bouleversait Théodore Monod était que Tierno
Bokar qui avait vécu dans une province reculée du Mali tînt des propos
identiques à ceux de certains auteurs chrétiens d’Europe. Il disait alors de
ces « rapprochements de l’esprit » qu’ils « confondent
l’imagination et démontrent que le progrès moral et spirituel n’est pas
l’apanage d’un siècle ou d’une race. »
Pour
en revenir à Amadou Hampâté Bâ, sa personnalité le rapproche de celle
d’un Massignon ou de Théodore Monod : il était « inclassable »
lui aussi : « Je suis, disait-il, à la fois religieux, poète peul,
traditionaliste, initié aux sciences secrètes peule et bambara, historien,
linguiste, ethnologue, sociologue, théologien, mystique musulman, arithmologue
et arithmosophe ». Il portait aussi sur l’influence occidentale au Mali
(l’ancien Soudan) et en Afrique en général, un regard très critique, de son
point de vue de traditionaliste : « Déjà au temps de la colonisation,
commença le travail de sape de l’éducation traditionnelle. On lutta par tous
les moyens aussi bien contre les écoles coraniques que contre les ateliers de métiers
traditionnels qui, en fait, étaient des centres de transmission de tout un
ensemble de connaissances, aussi bien techniques et scientifiques que
symboliques et culturelles, voire métaphysiques ». Sans doute sa fréquentation
a-t-elle permis à Théodore Monod de prendre conscience très tôt de ce problème
fondamental : « Il n’y avait pas, comme dans notre société
moderne, le sacré d’un côté et le profane de l’autre. Tout était lié,
parce que tout reposait sur le sentiment profond de l’unité de la vie, de
l’unité de toutes choses au sein d’un univers sacral où tout était interdépendant
et solidaire. »
Traditionaliste,
Amadou Hampâté Bâ affirmait aussi: « On se condamne à ne rien
comprendre à l’Afrique traditionnelle si on l’envisage à partir d’un
point de vue profane. » Cette réflexion pose un autre problème qui est
celui de la compréhension mutuelle entre les cultures et les religions et, par
conséquent, du dialogue ou de l’absence de dialogue entre elles. La
connaissance de l’autre implique, en effet, d’adopter le point de vue de
l’autre, - c’est ce qu’on appelle « le décentrement mental »
-, de le connaître tel que lui-même se connaît, ou, en d’autres termes, de
se rapprocher de lui, non en soi-même, mais en lui, faute de quoi on ne le
comprend qu’à travers soi-même, ce qui est la pire manière de dialoguer. Ce
qui est vrai pour le dialogue entre les cultures, l’est également pour la
rencontre entre les religions. Mais elle implique en plus un respect mutuel qui
est plutôt une sympathie au sens étymologique du terme. Elle implique un
certain regard porté sur l’autre que Amadou Hampâté Bâ définissait ainsi,
à la suite de Tierno Bokar : « Ce qu’il faudrait, c’est toujours
concéder à son prochain qu’il a une parcelle de vérité, et non pas dire :
« Toute la vérité est à moi, à mon pays, à ma race, à ma religion ! »
Non ! La vérité ne peut être nulle part entière. On ne peut pas la
saisir, parce que la Vérité, c’est Dieu ». On ne peut douter que Théodore
Monod a pratiqué le « décentrement mental » pour entrer en
dialogue avec les autres cultures – par exemple, avec ces nomades à qui il
portait beaucoup d’admiration – et avec les autres religions. Mais c’est
surtout qu’il estimait que, indubitablement, le dialogue entre les hommes, à
la hauteur de leur humanité, ou entre les religions, tel qu’il devrait être,
est d’abord un dialogue du cœur et de l’Esprit.
Albert
Schweitzer
« Il
faut nous familiariser avec cette idée que nous sommes solidaires de tout ce
qui vit. »
Dans ses entretiens, Théodore Monod mentionne un certain nombre de
personnalités du 20ème siècle qui ont marqué ses années
d’apprentissage, comme Gandhi ou Teilhard de Chardin, plus tard. Mais c’est
assurément à Albert Schweitzer qu’il doit le plus. Il l’avait rencontré
à Dakar et bien sûr connaissait ses ouvrages. Il en admirait la vie –
« reconnaissons-lui le mérite d’avoir inventé le concept génial d’hôpital
dans lequel le malade vit entouré de sa famille », - le sens de
l’engagement pour autrui et surtout la philosophie et l’éthique qui feront
de lui un maître à penser de toute une génération. Schweitzer parle, en
effet, de « respect de la vie » ou de « révérence devant la
vie », selon une traduction qui satisfait mieux Théodore Monod, - le mot
« respect » est très banal et n’introduit pas la notion de
compassion. Quoi qu’il en soit, par cette formule, Schweitzer a « cristallisé
l’idée selon laquelle l’éthique ne doit pas uniquement régir les
relations entre les hommes, mais aussi s’étendre à l’ensemble des êtres
vivants. » Et c’est précisément cela qui avait forcé l’admiration
de Théodore Monod : « Ce
n’est pas le polythéisme, ni le panthéisme, mais c’est la reconnaissance
que la vie est un phénomène tellement inattendu et prodigieux qu’elle mérite
bien d’être saluée avec des termes à la hauteur. » Mais aussi Théodore
Monod fait remarquer que « ce principe n’est nouveau qu’en Occident
chrétien où l’on a totalement négligé les devoirs de l’homme à l’égard
de l’animal », et c’est pourquoi la formule de Schweitzer lui parut
comme une promesse, une révolution à venir – « une nouvelle morale »
pour l’Occident chrétien.
Un
certain 30 avril 1960
« Il m’est arrivé pendant la guerre d’Algérie de faire un
voyage dans un car de police ». C’est ces termes que Théodore Monod évoquait
la manifestation « non-violente » qui eut lieu à Vincennes, le 30
avril 1960. Personnellement, j’ai tellement lu et entendu de témoignages à
propos de cette journée que j’ai l’impression de l’avoir vécue. De quoi
s’agit-il ? L’initiative de la protestation venait de Lanza del Vasto,
l’auteur du Pèlerinage aux sources, le fondateur de la Communauté de
l’Arche, et de Joseph Pyronnet, fondateur de l’Action civique non-violente.
Il s’agissait pour les membres de l’Arche de manifester contre les camps
d’internement de suspects nord-africains. Plusieurs centaines de personnes
s’étaient jointes à eux et parmi lesquels des personnalités comme Louis
Massignon, Jean-Marie Domenach, le directeur de la revue Esprit, le Père
Régamey, le pasteur Roser, Germaine Tillon, - la dernière survivante - et Théodore
Monod. En proximité du Bois de Vincennes les manifestants sont arrêtés
et sommés de se disperser. C’est alors qu’ils s’assoient par terre et
gardent tous le silence. Des ordres sont donnés pour les obliger à monter dans
les cars de police. Mais aucun ne bouge ni ne parle. Il fallut saisir les
manifestants un à un et comme parmi les manifestants il y avait des prêtres,
des religieux en robe de bure, des messieurs qui portaient la légion
d’honneur, des dames d’un certain âge, il y
eut quelques flottements dans les rangs de la police. L’opération dura
près de deux heures. Théodore Monod fut lui aussi embarqué : « J’étais
bien entouré, puisque j’avais Lanza del Vasto à ma droite et Louis Massignon
à ma gauche »
.
Certains manifestants furent
ensuite conduits au cimetière de Bagnolet sur la tombe d’un agent de police
qui avait été tué par un Algérien : « Nous n’étions pas
responsables de cet assassinat bien sûr. Et alors Jo Pyronnet, qui était avec
nous également, s’est mis à genoux et a récité le Notre Père en notre nom
à tous, pour manifester notre protestation à tous contre ce meurtre puisque
nous sommes par principe opposés à toute forme de violence. »
Théodore Monod était non-violent, parce qu’il pensait que « le
non-violence est une conquête » et que « c’est dans cette
direction-là que l’espèce humaine doit s’orienter si elle veut survivre ».
Il était aussi pacifiste et antimilitariste. C’est ainsi qu’il soutiendra
dans les années 60 l’action de l’anarchiste Louis Lecoin en faveur de
l’objection de conscience – statut qui sera finalement accordé et dont bénéficiera
son fils Ambroise.
Le manifeste des
121
Le 6 septembre 1960, des écrivains, des universitaires et des artistes
rendent publique une Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la
guerre d’Algérie, plus connue sous le nom de « Manifeste des 121 ».
Parmi les signataires : Théodore Monod. Le retentissement de cette déclaration
sera immense, - sur le principe, elle remettait en cause le pouvoir de l’armée,
- dans les termes, elle était abrupte : « Qu’est-ce que le
civisme, lorsque, dans certaines circonstances, il devient soumission honteuse ?
N’y a-t-il pas de cas où le refus est un devoir sacré, où la « trahison »
signifie le respect courageux du vrai ? Et lorsque, par la volonté de ceux
qui l’utilisent comme instrument de domination raciste ou idéologique,
l’armée s’affirme en état de révolte ouverte ou latente contre les
institutions démocratiques, la révolte contre l’armée ne prend-elle pas un
sens nouveau ? »
La
signature de cette déclaration vaudra à Théodore Monod des mesures
disciplinaires, « quelques ennuis administratifs », selon son
expression. Il lui fut interdit d’exercer ses fonctions de directeur de l’IFAN,
du moins un certain temps. Mais ces mesures lui feront dire : « Bien
que fonctionnaire, je persiste, à tort ou à raison, à me considérer comme un
homme libre ; d’ailleurs si j’ai vendu à l’Etat une certaine part de
mon activité cérébrale, je ne lui ai livré ni mon cœur, ni mon âme… »
Jeûner
Théodore Monod était végétarien
et ne consommait pas d’alcool. Mais aussi il jeûnait chaque vendredi,
exactement du jeudi soir au vendredi soir, « un jeûne total, sans
nourriture solide ni liquide ». Il me disait : « A Paris,
l’hiver, cela n’exige pas d’effort particulier, par contre, l’été, à
Khartoum… » C’était une habitude qu’il avait prise durant la guerre
d’Algérie et il la tenait de Louis Massignon qui avait lui-même une longue
pratique du jeûne, du jeûne spirituel et militant : pour la Justice et
pour la Paix. « La guerre d’Algérie s’est terminée, Louis
Massignon est mort, mais j’ai continué. Peut-être en sa mémoire. Le jeûne
est une manière de rappeler certaines choses. » Pourquoi jeûne-t-on,
en effet, si ce n’est pour rappeler une parole de vérité. Mais, de manière
plus simple, le jeûne constitue pour Théodore Monod un « exercice
favorable », selon ses termes, à la vie physique et à la vie
spirituelle, « car après tout c’est une petite victoire, un petit
signe que l’esprit est encore le patron à l’intérieur de l’organisme. »
Taverny
Chaque année, en plein été,
la presse française aura consacré un entrefilet à la manifestation pacifique
d’une poignée de militants non-violents, à laquelle s’associait Théodore
Monod, devant la base militaire de Taverny où se trouve le commandement des
forces stratégiques françaises. L’occasion pour lui d’un jeûne de
protestation de quatre jours, en mémoire du 6 août 1945, date anniversaire de
l’explosion de la première bombe atomique à Hiroshima, et aussi de déclarations
souvent rapportées par les journalistes, comme, par exemple, au mois d’août
1999 : "Il est temps de penser à l'avenir de l'homme. Rien qu'en
France, avec l'argent du nucléaire, on aurait pu loger tous les sans-abris.
L'arme nucléaire, c'est la fin acceptée de l'humanité"
.
Il va de soi que Théodore Monod ne s’illusionnait pas sur la portée de cet
acte : « Ce ne sont évidemment pas les quinze ou vingt pacifistes qui
jeûnent chaque année à Taverny qui vont modifier en quoi que ce soit
l’attitude des crocodiles qui nous gouvernent » Mais il ajoutait
aussi : « Je prétends toujours que le peu qu’on peut faire, le
très peu qu’on peut faire, il faut le faire, pour l’honneur, mais sans
illusion ».
Je
voudrais rajouter ici deux souvenirs personnels. Le premier est un ouvrage que
Théodore Monod m’avait montré un jour, un livre de photographies
terrifiantes prises à Nagasaki et à Hiroshima, un ouvrage au tirage
confidentiel
,
naturellement, et il me dit alors : « Voilà ce qu’il faudrait
diffuser dans les écoles ». Le second, ce sont ces enveloppes qu’ils
utilisaient pour sa correspondance. Elles portent une flamme un peu particulière
que je voudrais vous décrire. Il y a d’abord une file de quatre primates, des
gorilles – qui portent dans leurs mains, successivement une massue, une arbalète,
un fusil mitrailleur et une bombe atomique –, ils sont surmontés d’une
mention : « sortons de la préhistoire… ». A leur droite le célèbre
symbole de la Paix des années 60, « le symbole des non-violents »,
disait-il, et encore à droite un jeune garçon qui porte une grande fleur à la
main et ces mots : « AGISSONS pour le désarmement, la paix et la
liberté. »
Son
blason
Théodore Monod avait conçu ce qu’il nommait un blason, dont on peut
lire la description complète de sa main même (fac-similé) dans les Carnets de
Théodore Monod, publiés par son fils Cyrille en 1997. Brièvement, voici de
quoi il s’agit : au centre le signe des non-violents, surmonté d’une
croix, signe du christianisme, au quatre coins des symboles religieux, en haut
à gauche le bouclier de David avec en son centre le Nom divin, en haut à
droite, inséré dans un cercle le nom divin : ‘Allâh, en bas à droite,
une fleur de lotus qui symbolise les religions de l’Inde, et enfin en bas à
gauche, les signes du Yin et du Yang, pour les religions de la Chine. Ces signes
sont encadrés de citations latines : « Le soleil luit pour tout le
monde », « De nombreuses fleurs, une seule racine » ainsi
qu’un extrait de l’Apocalypse de Jean, en latin aussi : « Il
y avait un arbre de vie dont les feuilles servaient à la guérison des nations »
« Voici
un petit dessin que j'appelle généralement mon blason sur lequel vous verrez
que ces cinq grandes traditions ont ceci de commun qu'elles sont orientées par
l'extrémité de branches, de rameaux, qui s'enracinent toutes dans la même
source, la même eau - vous verrez quelque chose en bas qui est un peu tremblé
transversalement, cela représente l'eau, l'eau primordiale si vous voulez, et
c'est de là que sont sorties les grandes religions. »
Théodore Monod n’était pas
théologien et il pouvait se permettre d‘afficher un œcuménisme qui lui
faisait souhaiter non seulement l’unité des chrétiens, mais aussi le
rapprochement des Religions du Livre, voire de toutes les grandes religions que
compte l’humanité. Ce blason est une sorte de préfiguration de la rencontre
d’Assise, initiée par Jean-Paul II, à l’eau primordiale près. C’est
d’ailleurs peut-être en cela d’ailleurs qu’il est heureux qu’il ne soit
pas un théologien. Ceci dit, si l’on considère cette « origine »
des religions de l’humanité, il s’agit bien de l’eau primordiale, certes,
mais pour leur « fin », il y a aussi deux lettres grecques qu’il
ne commente pas, mais qui sont parfaitement visibles aux deux extrémités de la
croix : l’alpha et l’omega.
En fait, Théodore Monod se
montre sans doute plus audacieux encore dans ce témoignage : « Un
jour un musulman de Mauritanie a voulu me convertir à l’islam : « Vous
êtes un homme de foi, vous devriez nous rejoindre » m’a-t-il dit. Je
lui ai répondu : « Je considère qu’il existe une montagne unique,
que nous gravissons les uns et les autres par des sentiers, avec l’espoir de
nous retrouver un jour au sommet, dans la lumière, au-dessus des nuages. »
Cela exprime bien, je crois, l’idée d’une union des hommes réalisée dans
la différence. » Et pourtant, là aussi, il est très proche d’un
Serge de Beaurecueil, par exemple, un Dominicain, qui après 25 ans de vie passée
en Afghanistan, n ‘hésite pas à tenir le même discours, et de tant
d’autres aussi qui ont vécu au désert, au contact des musulmans. Question de
générations peut-être, si l’on veut bien considérer l’orientaliste et le
militaire, Louis Massignon et Ernest Psichari (en Mauritanie), qui retrouveront
la foi catholique de leur enfance devant la « parole de vérité »
d’un musulman, mais c’était avant la Première guerre mondiale, - le
naturaliste et le Dominicain, eux, confrontés à la même parole, concevront
l’image de la montagne du Divin, et, plus tard, enfin, il y aura Vincent
Mansour Monteil, « reverent agnostic » dans sa jeunesse, qui
se convertira finalement à l’islam, en Mauritanie.
Pour revenir au blason de Théodore
Monod, il y a, enfin, ce signe des non-violents qui peut étonner dans ce
contexte très inter religieux. Mais c’est à ce signe qu’il est resté fidèle
toute sa vie, pour le symbole de la lutte pacifiste, de la « résistance
non violente » imitée de Gandhi, du combat pour la paix et la Justice,
tout de même qu’il resté fidèle à cette Communauté des Veilleurs, fondée
par son père, le pasteur Wilfred Monod, et dont il est l’initiateur.
La
communauté des Veilleurs
La
devise des Veilleurs est « Joie, Simplicité, Miséricorde »
La communauté des Veilleurs est une sorte de « Tiers-Ordre »
protestant, qui a été fondée, en 1922, par Wilfred Monod, le père de Théodore,
après que ce dernier lui eut adressé un mémoire sur l’orientation qu’il
souhaitait donner à sa vie intérieure. Théodore Monod avait 20 ans, et sa
principale règle consistait dans la récitation quotidienne des Béatitudes,
« vers le milieu de la journée ». Cette communauté – qui existe
toujours, avec d’ailleurs la même règle – est fondamentalement « une
association chrétienne, et de « Veilleurs », qui se proposent de
mettre leur conduite journalière en harmonie avec l’esprit des Béatitudes :
esprit de Joie, de Simplicité, de Miséricorde. » Elle est donc
centrée sur « l’obéissance volontaire à l’enseignement du Sermon
sur la montagne », - « texte redoutable, reconnaît Théodore
Monod, révolutionnaire, car si on imaginait que ce texte soit mis en
pratique, le monde changerait du jour au lendemain ». Les « Veilleurs »,
enfin, selon les Principes constitutifs de la communauté, « n’organisent
pas une œuvre nouvelle. Ils sont émus par la dramatique déchéance de la chrétienté
actuelle (…). Ils veulent donc « veiller et prier », selon
l’ordre du Maître, et rester ainsi en état d’alerte spirituelle et de
vraie disponibilité pour servir, en s’efforçant de se maintenir dans l’Amour
de leur Seigneur »
.
La lumière des
animaux
En 1948, paraissait à Dakar un mystérieux opuscule, anonyme, édité
par la Société protectrice des animaux pour l’A.O.F. : « La lumière
des animaux ». Ce texte étrange est intéressant à plus d’un titre.
D’abord, tout laisse à penser que l’auteur est musulman, puisqu’il est
placé sous l’autorité de la formule coranique, « Au nom de Dieu le
Compatissant, le Miséricordieux », mais dès le premier paragraphe on y
lit une citation de Saint Paul, désigné comme « l’un des plus grands
apôtres du prophète Sidna Issa ould Meryam » ! De même si les
extraits du saint Coran et de la Sunna sont fréquents, on note également
quelques lignes des Béatitudes et même un long passage de l’Ancien Testament
(Isaïe). L’auteur de cet opuscule serait donc un lettré musulman, fort
averti des écritures testamentaires et vétéro-testamentaires, - à moins
qu’il ne s’agisse d’un écrivain chrétien bon connaisseur de l’Islam et
qui aurait choisi ce subterfuge pour faire passer un message sur la
compassion à l’égard des animaux que ses coreligionnaires entendent avec
difficulté : « Nul ne l’ignore, affirmait Théodore Monod
en 1984, la théologie chrétienne n’a jamais encore accepté de prendre en
compte le problème de la souffrance animale ». Or, le sujet de cet
article est précisément la compassion envers les animaux : « Alors
que nous devrions mettre au service de l’animal les dons que nous avons reçus,
du cœur ou de l’intelligence, le respecter, le protéger, le soigner, bref le
considérer comme une créature de Dieu, que faisons-nous ? Ne sommes-nous
pas trop souvent pour lui un ennemi cruel, un maître impitoyable ? »
Quand on sait que Théodore Monod pratiquait la lecture des Béatitudes
et qu’Isaïe était un de ses prophètes préférés, on est bien prêt de
penser qu’il est l’auteur « musulman » de l’opuscule. De plus,
il est fait mention d’anecdotes tirées de la vie de Tierno Bokar
qu’il admire infiniment. Les derniers doutes seront levés, enfin, avec cette
simple remarque, qui est une signature : « Il y a même des Nasara
(autrement dit des chrétiens) qui, par principe, ont renoncé à l’usage de
la viande » (p.7).
C’est Théodore Monod lui-même qui m’a donné à lire cet opuscule,
un jour que nous évoquions Louis Massignon – lequel partageait avec lui cette
même compassion envers les animaux et toutes les créatures de Dieu – en me
disant : "J'avais cité un jour à Louis Massignon le cri
bouleversant d'une grande sainte, en l'appliquant aux animaux : "Qui leur
rendra leurs larmes?" Notre ami me répond aussitôt : "Je suis
profondément avec vous dans cette compassion pour tout ce qui vit... Je crois
comme vous, qu'une réparation de justice est due à ces "âmes
mortelles", qui les immortalisera. Contrairement au cartésien géométriquement
cruel, je ne pense pas que la gazelle qui, forcée à la course, s'agenouille et
pleure, soit insensible. A elle aussi, je crois qu'on "rendra des
larmes". Je me souviens de ma dernière chasse : vexé d'avoir raté
quelques proies, je visai et tuai une alouette, et sa chute me déchire encore
le cœur..."
Il faut reconnaître également que l’Eglise catholique progresse dans
cette voie où un Massignon, un Monod ont été des précurseurs. Une avancée
certes encore modeste, mais qui s’est exprimée dernièrement par une réflexion
de la théologienne belge Marie Hendrickx : « Pour une relation plus
juste envers les animaux » (16 janvier 2001). Bien sur, il n’est pas
encore question de « compassion envers les animaux », mais déjà la
légitimité de la tauromachie, de la vivisection, voire certaines méthodes
d’élevage sont mises en question. Cela aurait certainement réjoui Théodore
Monod.
Quoi
qu’il en soit, cet opuscule, pour marginal qu’il soit dans la production
scientifique et intellectuelle de son auteur, est très révélateur de la
spiritualité de Théodore Monod qui va de l’homme au désert, en passant par
le vivant, ici l’animal et la souffrance de l’animal : « Nous
devons apprendre à respecter la vie sous toutes ses formes ; il ne faut détruire
sans raison aucune de ces herbes, aucune de ces fleurs, aucun de ces animaux qui
sont tous, eux aussi, des créatures de Dieu. » On se risquera à dire
que là est tout le dépôt que Théodore Monod a laissé aux générations à
venir, avec son amour du désert.
Le désert
« Le
désert en tant que tel est très émouvant. On ne peut rester insensible à la
beauté du désert. Le désert est beau parce qu’il est propre et ne ment pas.
Sa netteté est extraordinaire. On est jamais sale au désert. (…) Le désert
est presque impudique, le sol ne s’y montre recouvert d’aucun couvercle végétal.
Il montre son anatomie avec une impudeur prodigieuse (…) Le désert appartient
à ces paysages capables de faire naître en nous certaines interrogations »
« Dans
le désert, on marche souvent droit, car il n’y a rien à contourner »
« A
certains égards, la vie désertique est une libération. Il y a quelque chose
d’exaltant à vivre de la sorte »
« Je
dis souvent « au désert on ne décide pas, on obtempère »
Les mots de Théodore Monod à propos du désert sont aussi nombreux que
le sable des étendues sahariennes où il a si longtemps voyagé. Pourtant,
lui-même conteste l’image exclusive que cette passion du désert a donné de
lui à ses contemporains : « Pour nombre d’individus, c’est
vrai, je suis simplement le vieux monsieur qui se promène dans les dunes. Ils
imaginent que j’ai passé soixante-dix ans à me balader dans le désert.
J’y allais de loin en loin, avec beaucoup d’intérêt et de plaisir, mais
j’ai fait beaucoup d’autres choses au cours de mon existence. » Ce
qui est exact, et pourtant s’il est un trait de la vie de Théodore Monod
qu’il faut retenir, ne serait-ce que pour le message qu’il comporte, c’est
celui d’un homme qui n’a cessé de marcher.
Marcher
Théodore Monod est de la race
des grands voyageurs de ce siècle qui tous ont été des marcheurs, y compris
un Henry de Monfreid qui est plus connu pour ses aventures marines en Mer Rouge,
et qui fut surtout un aventurier, mais il partageait avec lui la même ascèse
de vie, le même mépris des conventions, une même longévité (Monfreid est
mort à 94 ans) et ils avaient un ami commun : Teilhard de Chardin. On ne
peut manquer d’évoquer aussi l’Anglais Wilfred Thesiger, sans doute plus
explorateur que scientifique, mais dont la discipline de vie évoque celle de Théodore
– il est le dernier survivant de cette génération et mène l’existence des
nomades soudanais, à quelque 90 ans. On pense aussi à un autre protestant,
certes spécialiste de régions désertiques qui ne sont pas sahariennes, même
s’il a commencé sa carrière au Sahara, mais un scientifique, lui, dont les
préoccupations intellectuelles et philosophiques sont bien proches de celles de
Théodore Monod : Jean Malaurie. On pense, enfin, à l’écrivain Bruce
Chatwin, cet autre marcheur, ce nomade, mort en 1989, qui avait adopté ce mode
de vie, si l’on peut s’exprimer ainsi, et qui écrivait : « Le
mieux est de marcher. Nous devrions suivre le poète chinois Li Bo dans les
"difficultés du voyage et les nombreux embranchements du chemin". Car
la vie est une traversée du désert."
Tous ces hommes, ces marcheurs – et même Michel Vieuchange, dans sa brève
et tragique épopée – tirent de leur expérience une conclusion identique :
le monde, c’est-à-dire le monde des sédentaires, ce qu’on nomme généralement
la civilisation, ne pourra survivre que s’il emprunte aux nomades une certaine
manière de vivre, qui est faite de simplicité et d’endurance, parfois
d’ascèse. Or, Théodore Monod, comme Wilfred Thesiger, qui sont
d’extraordinaires connaisseurs du désert et des peuples qui y vivent étaient
parvenus à la même constatation douloureuse : ce monde des nomades est en
train de disparaître :
« Le
phénomène du nomadisme, en général, est actuellement soumis à des menaces
qui viennent de plusieurs côtés à la fois. Le nomadisme, en principe, est
l’adaptation d’une population déterminée à la vie dans un milieu
particulier, et je pense là au milieu saharien, naturellement.
La
continuité du nomadisme et tout ce que cela représente, évidemment –car le
nomadisme saharien n’est pas seulement une technique d’élevage, mais aussi
une culture traditionnelle avec une littérature, elle est orale bien sûr, mais
elle existe, un art, il est un peu géométrique, mais c’est un art aussi -,
la continuité de ce nomadisme est en danger. Il faut dire les choses comme
elles sont. Le nomade a toujours été – ce n’est pas un problème nouveau
– mal vu des administrations centrale, et des gouvernements sédentaires,
parce que le nomade est un homme libre et qu’un homme libre est difficilement
tolérable pour les bureaux »
Le beau pays ou
le désert en vérité
Théodore
Monod a donc quitté son désert, son « beau pays », le 22 novembre
2000, et il nous a quittés. Après sa mort, j’ai reçu quantité de messages
électroniques d’amoureux du désert, de pacifistes, d’écologistes qui
exprimaient tous le même sentiment d’une page qui se tournait avec sa
disparition. C’est ce même sentiment que Théodore Monod éprouvait en évoquant
il y a quelque 10 ans la fin des méharées sahariennes et, pour conclure sur
cette vie exemplaire qui marque la fin d’un monde, je lui emprunterai donc,
non sans une « secrète mélancolie », ses propres mots à
propos du désert :
"Au
fond, j'aurai été l'un des derniers voyageurs sahariens de la période chamelière.
Une secrète mélancolie s'attache aux choses qui meurent, quand on les a
beaucoup aimées. Bien sûr, il faut savoir refermer les parenthèses, accepter
de se voir relayé, savoir, sur la pointe des pieds, discrètement, disparaître
dans la coulisse.
L'exploration
méhariste, école de fortitude et d'endurance, a donné, je crois, ce qu'elle
pouvait donner. Elle s'est achevée sur quelques performances hauturières que
personne sans doute ne reproduira. Son rôle, sans disparaître tout à fait, va
perdre l'essentiel de son importance avec l'irruption au désert de techniques
nouvelles d'investigation et, surtout, de circulation.
Il
faut savoir, bien sûr, à la fin du chapitre, tourner la page et nous la
tournerons. Nous n'en conserverons pas moins, nous les Sahariens d'hier, quand
notre désert sentira le pétrole, l'ardente et presque douloureuse nostalgie de
celui qu'embaumaient les chatons d'or des mimosas, de celui qui arrachait à un
Bédouin, perdu au cœur de cette effroyable immensité sans puits, mais devant
l'aimable vert-bleu de quelques touffes de hâd sur un sable orangé, ces mots :
"trab mounek" ... "ah! le beau pays!"
Au
revoir, Monsieur Monod
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