"Tombe" de Hallâj, en 1908
Hallâj est
connu comme un grand mystique, sans doute le plus grand des mystiques
musulmans et un des grands mystiques de tous les temps. Il fut aussi un
poète. Louis Massignon, qui l'a fait connaître en Occident et qui lui a
consacré les quatre volumes de son oeuvre maîtresse, La Passion
d’al-Hallâj, admirait et a fait connaître aussi l'originalité de son
oeuvre littéraire (Passion III, 352-373). Plus récemment,
Sami-Ali a publié chez Sindbad (1985) une traduction des Poèmes
mystiques de Hallâj avec une remarquable introduction sur La
poétique de Hallâj, édition de poche chez Albin Michel (1998). Nous
nous proposons d'examiner en quoi et comment Hallâj est-il poète?
Qu'est-ce qui fait l'essence de la poésie chez Hallâj? Quels sont ses
procédés poétiques? Avant de répondre à ces questions, il convient de
rappeler brièvement quelle fut la personnalité de Hallâj.
Husayn Mansour
Hallâj est né en 244 de l'ère musulmane (857) à Beïza, centre très arabisé
dans la province perse d'Ahwâz. Son père était cardeur. Son premier maître
en mystique fut Sahl de Tustar, puis, à vingt ans, il reçut du grand
maître 'Amr Makki, l'habit monastique de sûfi à Basra. Il se maria dans le
même temps et eut quatre enfants. Sa belle famille avait des accointances
shî'ites extrémistes (zanj) qui le firent suspecter, bien qu'il fût
rigoureusement sunnite. Après un premier hajj d'un an à la Mecque,
il commença sa première prédication publique en Ahwâz, en rejetant l'habit
sûfi, puis il poursuivit sa prédication en Khurâsân. Au bout de cinq ans,
il vint s'installer avec sa famille à Bagdad. Après un second pèlerinage,
il repartit pour un second grand voyage jusqu'à l'Indus et en revint pour
son troisième et dernier pèlerinage (vers l'an 290/902). Revenu à Bagdad,
il commença à tenir en public des discours surprenants qui provoqueront
une grande émotion populaire. Il fut dénoncé par le poète sunnite zahirite
Ibn Dawud, qui demanda sa condamnation à mort. D'abord acquitté, Il fut
ensuite à nouveau menacé par le vizir shî'ite Ibn al Fûrat. Quatre
disciples sont arrêtés mais lui-même s'échappe et se cache à Suse en Ahwâz,
où il sera arrêté et ramené à Bagdad. Son interminable procès de neuf ans,
soumis aux retournements du pouvoir, commence alors. En 301/913, un
nouveau vizir, prohallagien, Ibn Isâ, fait avorter le procès et soustrait
le cas de Hallâj à la compétence du cadi. Hallâj est interné au Palais
mais il est autorisé à prêcher aux détenus et il est introduit auprès du
khalife. Mais en 306/919, le vizir Hâmad fait rouvrir son procès. Tirant
argument de la doctrine de Hallâj sur le remplacement votif du hajj,
le cadi prononce la formule : "il est licite de verser ton sang",
approuvé par 24 membres du tribunal canoniste. Deux jours après, le 27
mars 922 (309), Hallâj est exhibé au gibet et le lendemain intercis et
décapité. Son tronc fut incinéré et ses cendres jetées dans le Tigre. La
tête fut gardée par la Reine-mère - qui lui était favorable - au "trésor
des têtes" du Palais, avant d'être envoyée en Khurâsân. C'était le premier
martyre d'un mystique en Islam.
Ses oeuvres -
le peu qu'il en reste -, c'est-à-dire les poèmes et oraisons extatiques (Diwân),
les sentences détachées (Riwâyât), les oraisons (munâjât) parvenues sous
la forme de Akhbar al Hallâj, les fragments dogmatiques des
Tawâsin (dont l'opuscule dit Tâ Sîn al-Azal sur Iblis (Satan),
écrit et publié en prison), ont été sauvées par ses disciples et
retransmises selon la coutume musulmane par des chaînes (isnad) de
"rapporteurs". Ses poèmes proprement dits, tirés pour la plupart des
Akhbar al Hallâj où le récit en prose rimée précède le
récitatif en vers - le Tâ Sîn al-Azal est de même un mélange
de prose et de vers - ont été réunis pour la première fois en traduction
française par Louis Massignon dans le Diwân (première édition en
1931). L'édition de Sami-Ali ne retient pas 39 poèmes sur 88 considérés
comme non authentiques. Il est vrai que Hallâj, comme Louis Massignon l'a
noté, récitait volontiers à ses auditeurs des poèmes d'autres auteurs
mystiques, voire empruntés à l'amour profane, particulièrement des poèmes
d'Abu Nuwas.
En Hallâj,
poète et mystique se confondent. C'est parce qu'il est mystique qu'il est
poète. Car poésie et mystique ont en commun d'atteindre l'ineffable. La
thèse de l'abbé Brémond assimilant prière et poésie a été très contestée.
Mais lorsqu'on est affronté aux shatahât (pluriel de shath)
de Hallâj, c'est-à-dire à ses "locutions théopatiques", autrement dit à
ses oraisons extatiques, par lesquelles il exprime sa rencontre avec
l'Unique, l'assimilation devient tangible. Selon la formule frappante de
Sami-Ali, l'oeuvre de Hallâj "porte à sa plus haute expression
l'impossibilité d'affirmer l'Unique sans se nier et de s'affirmer sans
nier l'Unique". Le problème qui se pose au mystique, à tout mystique,
chrétien comme musulman, lorsqu'il veut traduire en termes discussifs ses
états ou son extase, lorsqu'il procède à une rétrospection pour les
expliquer et les commenter, a été étudié à plusieurs reprises par Louis
Massignon, notamment dans Introspection et rétrospection. Le
sentiment littéraire des poètes et l'inspiration proprement mystique
comment ils s'explicitent et comment les différencier (en poésie
islamique)" (Opera Minora, II, pp. 355-365) et dans
L'expérience mystique et les modes de stylisation littéraire (O.M. II,
371-387). Louis Massignon, qui pense principalement à Hallâj et aux
mystiques des trois premiers siècles de l'Islam étudiés par lui dans son
Essai sur les origines du lexique technique de la mystique
musulmane, montre comment "le mystique essaie de nous faire retrouver
la commotion initiale que son coeur a enregistrée" et où il croit trouver
"une intervention de l'être transcendant (…) allant jusqu'au "déplacement"
de la consciences (c'est à proprement parler le shath, qui est un
"débordement" de la conscience). Ce "déplacement" transfère notre
attention vers Dieu "par un mouvement anagogique qui nous libère du créé".
"Le gauchissement concerté de la phrase (c'est-à-dire des termes usuels)
amincit alors progressivement la personnalité de son sujet provisoire". "A
la limite extrême (...) l'objet transcendant et unique, le seul Réel,
Dieu, s'affirme brusquement au lecteur comme prochainement concevable,
comme l'intelligible par excellence; tandis que simultanément, le "je "
humain du sujet normal de la phrase s'esquive devant un autre "je" divin,
qui se démasque" (O.M. II, 364-5).
C'est
proprement la démarche de Hallâj, telle qu'il l'a rendue dans les
Akhbar al-Hallâj (n° 50), dans des locutions théopathiques célèbres: "
Entre moi et toi, il y a un "c'est moi" qui me tourmente Ah! enlève par
ton "c'est moi" (Sami-Ali traduit "je suis") mon "c'est moi" hors d'entre
nous deux". Louis Massignon raconte lui-même que c'est en travaillant sur
Hallâj (O.M. II, pp. 371-2) qu'il a pressenti que les textes
mystiques authentiques peuvent "faire accéder au Réel", car le langage
"recèle un sens anagogique", un harpon destiné à tirer l'âme à Dieu". Il
remarque alors que l'intensité d'accent de ces auteurs "paraissait issue
d'une commotion initiale suprasensible" et que "certaines sentences plus
outrancières (les shatahât) "essayaient de saisir et de situer, non
sans rétrospection, la commotion même de la touche divine, (…)
d'enregistrer l'échange du "je" humain et du "je" divin". Et il donnait
comme exemple de shath ce verset de Hallâj : "T'invoquerais-je:
c'est "Toi", si Tu ne m'avais pas appelé "C'est Moi"?
C'est cette
relation à l'Unique qui fait Hallâj poète... jusqu'à la mort, jusqu'au
martyre, comme l'a dit Hallâj lui-même au moment de son supplice: " Ce qui
compte pour l'extatique, c'est que l'Unique le réduise à l'unité". Un
martyre qu'il avait appelé de ses voeux et annoncé: "Tuez-moi donc, mes
féaux camarades, c'est dans mon meurtre qu'est ma Vie!" (qâsida X)
et encore : "Oui, va-t-en prévenir mes amis que je me suis embarqué pour
la haute mer et que ma barque se brise! C'est dans l'instance suprême de
la Croix que je mourrai..." (muqatta’a 56). Ou encore, de façon
terrifiante, Hallâj se voit dévoré par le négatif de Dieu, Satan, sous la
forme du Dragon - signe astrologique: "Puis, quand la coupe circula, Il
fit apporter la peau du supplice et le glaive / Ainsi advient-il de qui
s'enivre avec le Dragon, l'été". (muqatta’a 37, traduction Sami-Ali).
Le thème de l'Union divine
est le plus récurrent, sinon l'unique, dans les poèmes de Hallâj, soit
qu'il traite de la connaissance illuminative, de façon didactique, soit
directement de l'Union mystique, de l'extase. Laissons parler Hallâj (les
traductions sont celles du Diwân publié par Massignon, sauf
exceptionnellement celles de Samî-Ali, plus concises) :
"Nous
sommes deux esprits infondus en un (seul) corps / Aussi me voir c'est Le
voir et Le voir c'est nous voir" (Tawâsin)
"Ton
image est dans mon oeil, ton invocation dans ma bouche. / Tu demeures dans
mon coeur. Où donc peux-tu être absent? (Yatîma I,
traduction Sami-Ali).
"Avec l'oeil du coeur, je
vis mon Seigneur. / Et Lui dis: qui es Tu? Il me dit: Toi" (muqatta’a
10)
"Et maintenant je suis
Toi-même, / Ton existence c'est la mienne et c'est aussi mon vouloir"
(muqatta’a 15)
"Tu demeures dans mon
coeur et il contient le mystère de Toi. / Que la demeure se réjouisse et
que se réjouisse le voisin! / Il ne contient aucun mystère que je
connaisse sauf Toi / Regarde avec Ton oeil: y a-t-il un autre dans la
demeure? / Que la nuit de la séparation s'allonge ou s'écourte / L'espoir
et le souvenir de Lui me tiennent compagnie. / Ma perte me convient qui Te
convient, ô mon Tueur / Et je choisis ce que Tu choisis" (muqatta’a,
23, traduction Sami-Ali).
"J'ai étreint, de tout mon
être, tout Ton amour, ô ma Sainteté! / Tu me mets à nu, tant, que je sens
que c'est Toi en moi..." (muqatta’a 30)
"Son esprit est mon esprit
et mon esprit Son esprit; / Qu'Il veuille, et je veux; que je veuille, Il
veut" (muqatta’a 32).
"Ton esprit s'est emmêlé à
mon esprit / Tout ainsi que s'allie le vin avec l'eau pure / Aussi qu'une
chose Te touche, elle me touche! / Ainsi donc Toi c'est moi, en tout!"
(muqatta’a 47)
Et le verset le plus célèbre: "Unifie moi, ô mon Unique (en Toi) / En me
faisant vraiment confesser que Dieu est Un / Par un acte où aucun chemin
ne serve de route! / Je suis vérité en puissance, et comme la Vérité en
acte (al Haqq) est son propre potentiel, / Que notre séparation ne
soit plus!... (muqatta’a 39)
On sait que
Louis Massignon répugnait à qualifier de mystique authentique tout ce qui
pouvait avoir un relent de panthéisme, de monisme existentiel, comme il
disait. Dans la Passion (III, pp. 49-60,) il récuse l'accusation de
hulul (fusion) qu'on a portée contre Hallâj lorsqu'il parlait
d'union transformante pour montrer, à partir des textes hallagiens que
chez Hallâj cette union ne pouvait qu'être une "identification
intermittente" du sujet et de l'objet et qu'il s'agissait de ce qu'il
appelait un "monisme testimonial" : le mystique est un témoin, un
shahid, qui témoigne de Dieu (shahid a en arabe le double sens
de témoin et de martyr). Et dans l'Essai (p.314) :
"L'identification intermittente du sujet et de l'objet (...) ne se
renouvelle que par une transposition incessante, et amoureuse des rôles,
entre eux deux, par une alternance vitale comme l'oscillation la
pulsation, la sensation, la conscience; se surimposant de façon surhumaine
et transcendante, sans jamais se stabiliser normalement ni de façon
permanente, pour le coeur d'un sujet humain donné, en cette vie mortelle".
Pour Hallâj, l'union transformante se réalisait "par une sorte de
transposition soudaine des rôles entre Dieu et l'homme, d'échange entre la
langue et le coeur du mystique; où tantôt c'est encore Dieu qui inspire le
coeur et l'homme qui rend témoignage par sa langue, - et tantôt l'homme
qui aspire en son coeur, et Dieu qui rend témoignage par sa langue,
l'accord demeure parfait et constant entre les deux "moi et toi"
(Passion, III, pp. 47-48). "Le résultat de l'acceptation
permanente (par le mystique) du fiat divin est la venue dans l'âme du
mystique, de l'Esprit divin, lequel "provient du commandement de mon
Seigneur" et fait désormais de chacun des actes de cet homme, des actes
véritablement divins; et qui en particulier donnera aux paroles de son
coeur, l'articulation, l'énonciation et l'application voulues de Dieu"
(Passion, III, p. 52). Dans cette Unité se déploie la
dialectique du caché et du dévoilé, de la négation et de l'affirmation, du
manifeste et du latent. Toute distance est supprimée, mais pour un court
instant : "Nul éloignement pour moi après Ton éloignement, depuis que
j'eus la certitude que proche et loin sont un" (muqatta’a, 13).
Hallâj disait encore: "Est-ce Toi? Est-ce moi?
Cela ferait une autre Essence au-dedans de l'Essence. Loin de Toi, loin de
Toi (le dessein) d'affirmer "deux". Il y a une Ipséité tienne (qui vit) en
mon néant désormais pour toujours, / C'est le Tout qui brille par devant
toute chose, équivoque au double visage" (Akhbar n°50, muqatta’a
55).
Tous ces
textes expliquent, amènent le fameux "Ana al haqq" de Hallâj (je
suis la Vérité, je suis Dieu) qui avait tellement choqué les théologiens
musulmans et lui a, au fond, valu sa condamnation à mort. En fait,
commente Massignon, Hallâj "constate en lui-même, avec encore plus de
force, a posteriori, qu'il y a un degré suprême de la présence divine en
ses créatures qui peut se réaliser et se consommer dans l'homme, sans
division ni confusion. Il déclare que le mode d'opération de cette union
mystique est transcendant, au-dessus du créé et de tout ce dont l'homme
est digne: un don gratuit de l'Incréé, ihsân, au-dessus de toute
rétribution créée" (Passion, III, p.58). La poésie de Hallâj
est, ainsi, à la fois, en même temps, poésie pure et pensée didactique.
Deux poèmes, qu'il faut citer longuement, montrent particulièrement
comment la poésie, d'un même mouvement, atteint l'être et décrit, pense,
les voies d'accès à l'Être. La saisie de l'Être ne peut qu'être
instantanée, mais, en la pensant, le poème la décompose: "Les états
d'extase divine, c'est Dieu qui les provoque tout entiers, quoique la
sagacité des maîtres défaille à les comprendre. L'extase, c'est une
incitation, puis un regard (de Dieu) qui croit et flambe dans les
consciences; lorsque Dieu, ainsi, vient habiter la conscience, celle-ci,
doublant d'acuité, permet alors au voyant d'y observer trois phases: celle
où la conscience est encore extérieure à l'essence de l'extase; celle où
elle devient spectatrice étonnée; celle où la ligature du sommet de la
conscience s'opère; et alors elle se tourne vers une Face dont le regard
la ravit à tout autre spectacle". (muqatta’a 19, Diwân,
p.77). Et dans l'étonnante Qâsida 7, qui fait appel précisément à
"l'oeil du savoir" : "Avec l'oeil du savoir mon regard indiqua ... Et je
fendis le tumulte de la mer de ma pensée / La traversant comme une flèche
/ Et mon coeur s’envola... vers Celui que, me questionne-t-on sur Lui, /
J'indique par un symbole mais que je ne nomme pas jusqu'à ce que ayant
dépassé toute limite, / Errant dans les déserts de la proximité je
regardai des points d'eau / Et je n'y vis rien qui dépassât les limites de
mon image / Alors docile, je vins à Lui / Et dans la proximité, la vision
de moi s'absenta de moi / Tant que j'oubliai mon nom." (traduction de
Sami-Ali).
Maître Eckhart
ou St Jean de la Croix disaient-ils autre chose? La pensée, la poésie de
Hallâj ne cesse de tourner autour de l'abolition de la distance entre le
Témoin et le Témoigné, entre l'Amant et l'Ami. Elle montre ce qui est
caché, ce qui se cache, l'indicible, l'ineffable; par elle le dedans et le
dehors coïncident. Dans sa muqatta’a 11 (traduction de Sami-Ali),
Hallâj réussit ce tout de force de rendre les moyens de cette
incommunicabilité: "J'ai un Bien-Aimé que je visite dans les solitudes /
Présent et absent aux regards / Tu ne vois pas L'écouter avec l'ouïe pour
comprendre ce qu'il dit... Les figures des qualitatifs ne peuvent Le
contenir / Il est plus près que la conscience pour l'imagination/ Et plus
caché que les pensées évidentes". Qui a mieux défini la via negativa?
Et encore, dans la muqatta’a 54: "La lumière de Ton visage reste
un mystère quand on l'aperçoit... Écoute donc mon récit, Bien-Aimé,
puisque ni la Tablette ni le Calame ne le sauraient comprendre". Hallâj
réussit à rendre l'abstraction pure, la pensée pure. Être et connaissance
de l'Être coïncident. "Je suis le Vrai et le Vrai est vrai par le Vrai"
(traduction Sami-Ali du dernier vers de la muq. 39.)
La forme chez Hallâj, au service de cette poésie pure, est conventionnelle
et obéit aux critères du temps. Elle était celle de ses maîtres, Junayd,
Bistami, Muhasibi etc., comme Louis Massignon l'a bien montré dans son
Essai. La caractéristique principale d'Hallâj est d'associer la prose
rimée (sâj) et la versification. L'introduction explicative est en
prose rimée qui prépare, comme un "tremplin", dit Massignon, entraîne le
récitatif en vers. Toute sa dernière prédication publique suit cette
cadence. Louis Massignon fait remarquer (Passion, III, p.
354) que Hallâj emploie un procédé à rebours des épopées populaires arabes
et des poètes de l'amour platonique, comme Ibn Dawud, "chez qui la
paraphrase explicative en prose succède aux vers". Louis Massignon
distingue, dans le Diwân, les qâsida, qui sont les poèmes
proprement dits, de plus de sept vers, les muqatta’a qui sont des
"morceaux" de facture plus libre (de trois à sept vers) et les yatîma
qui sont des vers isolés sous forme de plaintes. Hallâj utilise souvent un
"quatrain" où les premier, second et quatrième hémistiches riment
ensemble, a.a.b.a. (son disciple Abil Khayr l'adoptera en persan). Dans
les qâsida la rime est la même tout le long du poème. Les rimes
préférées de Hallâj sont en râ (l8), nûn (16), mîm et bâ (8). Des nombreux
mètres que comporte la métrique arabe, Hallâj utilise surtout le basit
(29+5) et le tawîl (16) qui sont les mètres de la qâsida. Ce sont
des mètres ascendants, de pieds inégaux. Mais il recourt aussi au wâfir
(6) et au ramal (6) qui ont des rythmes plus variables, ou encore au
khafif et au kâmil. Il serait fastidieux d'entrer dans les détails de la
métrique arabe. Il convient plutôt de noter quelques uns des procédés
stylistiques auxquels recourt Hallâj dans ses poèmes: l'allitération,
l'allusion et l'emploi des addad (mots à double sens contraire).
Ces procédés
stylistiques, communs à la poésie courtoise arabe, ont ceci de propre
qu'ils sont intraduisibles et que la meilleure des traductions, de ce
fait, passe à côté de la beauté de la forme, exceptionnelle chez Hallâj,
même si les arabes puristes lui ont reproché des licences. L'allitération,
fréquente, n'est pas par plaisir de la jonglerie. Louis Massignon y voit
au contraire, un double dessein: "montrer que l'idée ne "colle" pas
forcément au mot qui la traduit " (c'est notamment le problème des
synonymes sur lequel achoppèrent les mutazilites) et "indiquer, par une
assonance commune, la secrète affinité qui peut unir les sens respectifs
de deux mots différents devant la pensée" (Passion, III,
355). Massignon fait aussi observer que "ce cliquetis d'allitérations"
apparaît le plus fréquemment "au sortir de syllogismes serrés".
Margoliouth y voyait, dit-il, "un parti pris musical, cherchant à
atteindre l'émotion plutôt que la raison". Lui, pense plutôt que Hallâj
cherchait à "relâcher l'attention pour que la méditation intérieure
commence". Exemple de ce cliquetis: le poème célèbre "Tuez moi donc, mes
féaux camarades" (cf. supra) se termine ainsi: "Ma mère enfanta son
père (allusion à Fatima, "mère de son père"), voilà bien une merveille
mienne et mes filles, que j'avais engendrées, sont devenues mes soeurs /
Non du fait du temps ni du fait des adultères", où les mots "mère",
"père", "soeur", "engendrées", cliquetèrent entre eux comme les termes de
parenté. Le cas de l'allusion est plus spécifique à Hallâj. Elle découle
du fait même que le sujet - ou l'objet - de la poésie: Dieu, l'Unique, ne
peut être atteint que par allusion. L'allusion est nécessaire, d'abord,
parce que ce Secret auquel accède le poète ne doit pas être dévoilé: il
s'agit d'échapper, tout en la respectant, à la discipline de l'arcane.
L'on sait que Hallâj, avec son "Ana al Haqq" fut accusé d'avoir
"trahi". Son ami Shibli l'interpella pour cela et Hallâj s'en expliqua
avec son célèbre poème "Ya sirra sirri" : " 0 conscience de ma
conscience: Si je m'excusais, envers Toi, ce serait (arguer) de mon
ignorance (de Ton Ubiquité), de l'énormité (coupable) de mon doute (sur
notre union), de l'excès de mon bégaiement alors que Tu m'as pris pour
porte-parole". Ou encore: "Un mystère longtemps gardé te fut révélé : Un
matin se leva dont tu fus les ténèbres / Le mystère de Son absence, c'est
toi qui le caches au coeur / Il n’y aurait pas apposé Son scellé n'était
toi" (muqatta’a 52, traduction SamiAli). Mais chez Hallâj
l'allusion est plus qu'un moyen de dire le plus avec le moins, de cacher
le Secret, tout en le dévoilant. Elle est l'unique forme possible du cri
de l'extase. Il s'en explique, lui-même, dans sa muqatta’a 55,
traduction Sami-Ali : " Loin de moi, loin de moi l'affirmation de deux / A
jamais mon non-être est pour Toi un être / Et mon tout est en tout
équivoque au visage double / Où donc est Ton être là où je regarde? / Car
déjà mon être est là où il n'y a pas "où" / Et où est Ton visage que je
cherche du regard? Dans la vision du coeur? Dans la vision de l'oeil? »
Il s'agit pour Hallâj d'être par la parole aussi près que possible du
silence car seul le silence devrait rendre ce qui dépasse la parole. Il
s'agit de saisir l'insaisissable. Le symbole auquel recourent le plus
souvent les poètes n'y suffit pas. Il y faut l'allusion, qui, comme un
trait de feu, est la lumière même: "Les lumières de la lumière de la
Lumière ont des lumières dans la création" dit Hallâj (muqatta’a
22). Nous sommes ici à la limite du communicable. Une brève image,
brusque, violente, suffit, comme "les cavales de l'éloignement" (qâsida
3), ou "les jardins des signes" (muqatta’a 40). A la limite du
communicable sont précisément les mots à double sens contraire, les
addad, dont Hallâj se délecte. Sami-Ali a fait l'analyse du caractère
paradoxal de ce phénomène dans un article de la Nouvelle Revue
de psychanalyse, (1980, n°XXIII) Le langage mystique a pris les
addad au Coran. Ils sont le meilleur recours du mystique pour voiler
et dévoiler en même temps, dire et ne pas dire, Nous avons affaire à une
pensée qui n'exclut pas la contradiction. Coincidentia oppositorum,
n'est-ce pas une façon, sinon de définir, du moins d'atteindre la Déité?
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