Théodore
Monod était-il un marin ? Ce fou du désert, comme le surnommaient
les Bédouins, en fut un, certes : nul n'a oublié ces plongées
profondes où il s'émerveilla, en compagnie du professeur Piccard, de
découvrir tant d'eau, tant de nuit dans toutes les directions, là
où tout est calme, silence et paix, comme l'avait vu avant lui
Baudelaire. Mais nul doute que ce descendant d'une lignée de pasteurs
protestants né à Rouen fut d'abord le "savant
pluridisciplinaire" abandonnant aux journaux l'image réductrice de
l'apôtre nomade où ils avaient voulu l'enfermer : biologiste, géologue,
botaniste, zoologiste, anthropologue, sociologue, philosophe.
Encyclopédiste,
comme il se définissait lui-même, orienté vers le point de départ
de l'aventure humaine. Humaniste de la tradition la plus ancienne pour
qui la compréhension de cette aventure passait par une connaissance
approfondie des origines de la vie.
Et
donc, tout naturellement, il devint la clairvoyance même, comme on dit,
celle qui fonde la sagesse des meilleurs esprits. Il est vrai que ce hérisson
saharien ne fut jamais dupe des progrès de son époque : il les
jugeait funestes. Longtemps avant que le sujet ne fût devenu à la mode,
il en avait évalué les inconvénients, dégagé les principes les plus délétères
avec quelques autres dont Albert Jacquard n'est pas le moins lucide. Il
tenta en vain, comme ce dernier, et dans un pareil mouvement d'humeur que
n'eussent pas dédaigné les huguenots du XVIème siècle, d'alerter ses
contemporains sur les contreparties de leurs illusions.
Sans
doute, après celle en particulier des textes fondateurs dont il aimait à
reprendre certains passages, désireux d'inscrire son propre
questionnement dans la perspective d'un débat millénaire avec les dieux,
devait-il l'essentiel de son savoir à l'étude des déserts et de leurs
habitants. Pour n'être pas la moindre, Dieu sait, ce n'eût été là
cependant qu'une méthode, et dans les cordes de beaucoup encore, la première
étape d'un parcours scientifique, même déjà exceptionnel. C'est qu'il
entendait aussi, par ses observations et ses travaux, les témoignages
qu'il multiplia dans la suite, ses cours, apprivoiser un autre monde,
peut-être plus indocile : celui des temps qu'il vivait et de leurs
mauvais génies dont l'inconscience lui apparaissait chaque jour plus
dangereuse que les incidents de route, les menées des pillards, les rixes
au bâton autour d'un puits tari ou les tornades où des milliers de
lecteurs se cramponnaient avec lui au mât de sa tente pour ne pas
s'envoler.
Il
n'empêche que du sage il garda toujours la mine la plus souriante non
seulement au milieu de mondes d'avant l'homme et ses civilisations :
jusqu'au milieu de la ville, de retour à Paris où il était titulaire
d'une chaire au Muséum d'histoire naturelle, il souriait encore à sa façon
si particulière, qui en disait long, soit qu'il fût devenu un peu las ou
réellement serein. Alors beaucoup pensaient qu'il avait aussi du sage
l'admirable figure définitivement soustraite aux années. Il se pourrait
qu'ils aient eu raison sur tous ces points à la fois.
A
la longue, on eût juré que son visage, en somme, avait l'âge de ses découvertes
: il ressemblait même aux lieux dont il semblait être né quand son œil,
aguerri par l'expérience de l'éblouissement, ne semblait bientôt plus
uniquement celui d'un sage : la lumière du sable, la traversée des siècles,
le décryptage de leurs énigmes, voilà qui avait fini en effet par y
ouvrir une de ces brèches aussi profonde que le regard du poète.
La
photographie en témoigne. Et ses œuvres, parmi lesquelles la plus connue
du grand public, Méharées, dont je me suis délecté une première
fois dans mon adolescence puis que j'ai relue plus tard, dans le même
temps que je chevauchais au côté de M. de Montaigne sur la route
d'Italie : ce chercheur d'absolu était un poète dont Paul Morand,
un des premiers cosmopolites de la littérature, aurait pu affirmer que le
sable devenait poudre d'or entre ses doigts s'il n'avait préféré
les fastes de l'Orient-Express à ceux des caravanes.
Relisez
les phrases qui suivent ; sont-elles d'un savant qui ne serait que cela ?
Splendeurs
des buprestes, où le métal vert de l'élytre se cloisonne de soufre et
d'orangé, sur les chatons d'acacias.
Tisserlitine.
A perte de vue, un cailloutis gris ou brunâtre, disséqué de petits
ravins où affleurent des marnes vertes et du gypse. Tristesse infinie.
Graviers ensablés. Mais ces pauvres étendues incolores sont jonchées de
galets de quartz dépolis : gouttes de lune, grains d'aurore, gelées
translucides, jaune pâle, jaune de miel, ambre rosé. De chasseur
d'insectes et de plantes, me voici promu chasseur de cailloux : j'en
remplis mes poches.
Sauterelle
verte avec des dessins blancs finement arborescents, rehaussés de lignes
carminées.
Et
plus loin, toujours dans Méharées :
Bruyant
passage de grues couronnées, cris d'oiseau ressemblant à des coups
rapides sur une enclume d'argent, vols de mouettes à gros bec orangé…
Je
crois pour ma part que Théodore Monod était un grand poète, ce qui, parmi
tant de qualités que réunissait cet homme, n'était pas peu de chose. Même
aujourd'hui.
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