Qu’appelle-t-on Kabbale ?
La Kabbale est la voie de l’ésotérisme hébraïque, et même elle est la
forme spécifiquement hébraïque de la Tradition primordiale, comme le
soufisme en est la forme musulmane, et l’ésotérisme chrétien, la forme
spécifiquement chrétienne.
Elle repose entièrement sur
cette singularité de l’Écriture sainte, selon ce qu’en rapporte le
Zohar : « Dans chaque parole de l’Écriture, le Saint, béni
soit-il, a caché un mystère suprême qui est l’âme du mot, et d’autres
mystères moins profonds, qui sont l’enveloppe du premier mystère.
L’homme profane ne voit que dans chaque mot que le corps, c’est-à-dire
le sens littéral. Par contre les hommes clairvoyants voient dans chaque
mot l’enveloppe qui entoure l’âme et, à travers cette enveloppe, ils
entrevoient l’âme bien que la vue claire et nette de cette âme leur soit
impossible. »
Ainsi la Sagesse d’en Haut qui fut révélée à Moïse, au mont
Sinaï, en même temps que le Pentateuque, la Loi écrite, l’exotérisme du
judaïsme, constitue la connaissance cachée qui est l’objet de
l’ésotérisme hébraïque : « La Kabbale, Loi orale secrète, recoupe le
Pentateuque, la Loi écrite, qu’elle transcende. » Le mystérieux guide de
Moïse mentionné dans le saint Coran – et que l’on identifie à Khidr –
est le dépositaire, lui, d’une « Science émanant de nous » que Dieu lui
a conférée (XVIII, 65).
Mais la Kabbale, en tant que tradition ésotérique, remonte
naturellement à Adam, à l’Adam de notre présent cycle, et en tant que
Science sacrée, elle remonte même à l’origine de Dieu et des choses, car
elle « est la Science de l’Etre par excellence »
La Kabbale, c’est aussi un livre, le fameux Zohar, ou
Livre de la Splendeur, attribué au maître Siméon bar Yo’haï, rabbin
de Palestine qui vivait au 2ème siècle de notre ère, mais
dont l’auteur est de manière plus vraisemblable Moïse de Léon. Le
Zohar
aurait donc été composé en Espagne, à la fin du 13ème siècle.
Quoi qu’il en soit, l’ouvrage reste le plus important de toute la
littérature kabbalistique.
La Kabbale est moins une technique, qu’un « mode de vie
spirituelle », qui a été incarnée par quelques grands noms, tous des
docteurs juifs, tels que Siméon bar Yo’haï, Abraham Aboulafia, Moïse de
Léon, bien sûr, Moïse Cordovera, Isaac Louria (1534-1572), etc, chacun
développant sa propre approche. Enfin, si la Kabbale, à strictement
parler, est une « voie de connaissance », qui « traite à la fois de
l’essence de Dieu et des causes premières, de la création ainsi que de
la connaissance des principaux noms sacrés et de leur énonciation
exacte », et si elle se réfère principalement au Zohar, elle a
aussi connu un développement original à compter du 18ème
siècle, avec le Hassidisme. On peut dire que « les hassidim
font apparaître la Kabbale davantage comme une introduction à la vie
sainte et à l’amour de Dieu que comme une science d’une rigueur tout
intellectuelle ». On se trouve donc ici plutôt dans une voie d’amour, où
la prière l’emporte sur les actes et même sur l’étude de la Torah. Alors
qu’on raconte que « Siméon bar Yo’haï avait médité pendant sept années
de suite sur la Torah sans s’en écarter un seul instant pour se livrer à
ses prières. » Donc, une prière, qui est centrée sur l’attachement à
Dieu, la « contemplation » (devequt) : « C’est quand l’homme est
dépouillé de tout et qu’il ne peut plus trouver les mots pour prier
qu’il peut vraiment être proche de la prière. Mais il y a une façon de
voir encore plus haute. Quand l’homme n’a plus aucune volonté propre,
quand il n’a plus pour lui que son Créateur, quand il ne sait plus
comment prier à cause de la crainte qu’il éprouve et de son attachement
à Dieu (…), il n’a qu’à dire alors, comme il est écrit : « Seigneur,
ouvre mes lèvres » (Ps 51, 17). Il reste que pour les kabbalistes
traditionnels, le Hassidisme apparaît comme un ésotérisme juif
populaire, ou comme "la Kabbale devenue éthique".
Pour en revenir à la Kabbale proprement dite, celle-ci se distingue par
un mode opératoire pour lequel elle dispose d’instruments : un alphabet
et des textes sacrés et les sephiroth.

Sephiroth
Les sephiroth ou « nominations pures », qui sont au nombre
de 10, comptent parmi les 32 « mystérieux chemins de Sagesse »
selon lesquels Dieu a créé le monde - les 22 autres « sentiers »
étant constitués des 22 lettres de l’alphabet hébreux. Ces 10
sephiroth sont 10 aspects de l’Un par lesquels l’Un se manifeste,
autrement dit, ils sont les « intermédiaires » entre l’Être
et la création.
La création elle-même a été
rendue possible par le « retrait de Dieu à l’intérieur de
lui-même », selon la théorie d’Isaac Louria (1534-1572), qui
demeure le maître de la Kabbale dite de Safed, la
théorie du tsimtsoum, selon laquelle « Dieu s’est exilé
en réservant à l’intérieur de son propre Être « une sorte
d’espace mystique » pour la Création ».
Au-dessus du monde des sephiroths « par lequel Dieu se manifeste »,
se place le monde caché de l’En-Sof, la « Volonté suprême »,
monde qui est sans commencement ni fin et qui demeure tout à fait
inaccessible à l’homme. Chaque sephira est l’archétype d’un membre ou d’un organe
de l’homme, l’unité séphirotique est appelée « l’Homme
d‘en haut »
Kether – la Couronne – est
la première sephirah et la 10ème est Malkhout, - le
Royaume. Les autres sephiroths unissent donc la Tête, le « Point
suprême » où commencent les mystères intelligibles au Malkhout,
qui est le Royaume.
De Kether émanent les 22 lettres de l’alphabet, et naissent aussi
d’une part la Sagesse, ou le Père, car « sans elle il n’y
aurait pas de commencement » et, d’autre part, l’Intelligence
qui est appelée la Mère. Kether
est, enfin, « l’Essence pure et divine » de l’homme.
La seconde sephirah est Hochmah, la Sagesse, elle est le souffle qui vient
de l’esprit et, pour l’homme, elle est sa connaissance de Dieu. La
troisième est Binah, l’Intelligence, elle est l’eau, et le
discernement de l’homme entre le réel et l’irréel. La quatrième est
Hesed, la Miséricorde, elle est le feu, et la nature lumineuse de
l’homme qui aspire toujours au Divin. La cinquième est Géburah, la
Rigueur, ou Dîn, le Jugement, qui est le jugement véritable de l’homme
sur toutes choses. La sixième est Tiphereth, la Beauté, qui est la beauté
extérieure et intérieure de l’homme, sa sérénité et son amour. La
septième est Netsah, l’Éternité, elle est sa « puissance
spirituelle ». La huitième est Hod, la Gloire (ou la Réverbération),
qui est sa force naturelle. La neuvième
est Yesod, le Fondement, qui est l’activité de l’homme. Les
six dernières sephiroth représentent également les quatre points
cardinaux et les deux pôles. Il faut également ajouter Daath, la
science qui est née de l’union de la Sagesse et de l’Intelligence,
quoiqu’elle n’appartienne pas aux dix sephiroth traditionnels.
Che’hina
La
10e sephirah, Malkhout ou Royauté représente la « Présence
de Dieu » ou la « présence réelle » de la Divinité :
la Che’hina. (On aura reconnu
naturellement la Sakinah arabe, qui est la « Grande Paix »).
« Selon la doctrine cachée, il est du devoir des hommes de foi de
diriger tout leur esprit et toute leur intention vers la Shekina »,
dit le Zohar. La Che’hina est , en effet, la « Résidence
divine », le principe féminin en Dieu, séparée de son principe
masculin, qui est le Saint, béni soit-il, Kadoch Baroukh Hou.
C’est tout le drame de la Chute, de la séparation des deux principes en
Dieu, et de l’Exil de la Che’hina qui constitue l’Histoire depuis
les temps paradisiaques jusqu’à la venue du Messie Roi.
L’exil de la Che’hina et sa séparation d’avec le Saint, béni
soit-il, a donné lieu à des développements particulièrement
suggestifs. Ainsi le Zohar rapporte-t-il cet enseignement de Siméon
bar Yo’haï : « Il incombe à l’homme d’être male et
femelle », toujours, afin que sa foi puisse rester inébranlable et
que la Présence divine [ la Shekina ] ne l’abandonne jamais. Tu
pourrais demander : qu’en est-il de l’homme qui part en voyage et
qui, loin de sa femme, cesse d’être « mâle et femelle » ?
Cet homme, avant de se mettre en route, alors qu’il est encore « mâle
et femelle », doit prier Dieu pour attirer à lui la Présence de
son Maître. Quand il a prié et rendu grâces, tandis que repose sur lui
la Présence divine, alors il peut partir car, grâce à son union avec la
Présence divine, il est à présent mâle et femelle dans la campagne de
même qu’il était mâle et femelle dans la ville. »
Une des principales fonctions de la Che’hina est, toujours selon le
Zohar, de servir « d’intermédiaire au monde d’en haut pour
correspondre avec celui d’ici-bas, et aussi d’intermédiaire au monde
d’ici-bas pour correspondre avec celui d’en haut. Ainsi, elle est la
Médiatrice parfaite entre le ciel et la terre. »
A cette Présence divine, enfin, est associé l’Ange Metatron, ou, l’Ange
des Théophanies, « l’Ange de la Face », dont René Guénon fera remarquer,
dans son Roi du monde, qu’il est le « Pôle céleste », comme « le
chef de la hiérarchie initiatique » est le « Pôle terrestre ». L’un et
l’autre sont d’ailleurs « en relation selon l’Axe du monde »
Les instruments de la Kabbale
Alphabet
Les 22 lettres-consonnes de
l’alphabet hébreu ont une valeur numérique, et elles traduisent
« la réalité ontologique ». L’alphabet hébreu ne peut
en aucune manière être comparé aux alphabets des langues
profanes, sauf à l’arabe, mais l’arabe n’est justement pas une
langue profane. On fera remarquer,
après René Guénon, que les mots qabbalah, Kabbale en hébreu,
et qibla, qui désigne l’orientation rituelle, en arabe, ont la
même racine Q B L – ainsi d’ailleurs que la même orthographe. Par
ailleurs, du fait de leur valeur numérique des consonnes, « des
mots de consonnes différentes, mais de valeurs correspondantes, possèdent
un radical ontologique identique ». Cette singularité de l’alphabet hébreu
fera dire à A-D Grad : « On ne conçoit d’ailleurs pas
d’autre langue idéale, où la différence entre l’Homme (Adam :
Aleph-Daleth-Mem, soit 1+4+40+45) et la Femme (‘Havah - ‘Heth -Vav
- Hé, soit 8+6+5 = 19) peut donner le nombre de Yahweh, c’est-à-dire 26
(45-19=26) ».
A partir de l’alphabet hébreu, Les kabbalistes ont donc développé une
véritable science des lettres, qui repose sur des combinaisons multiples
et divers procédés, dont la guématrie, qui consiste à
comparer deux mots de même valeur numérale.
Il existe d’autres procédés (plus de 70) dont les plus connus sont la
notarique qui isole les lettres d’un mot et les confronte à d’autres
mots, - exemple Adam (Alef, Dalet et Mem) et Abraham, Dawid, Messiah - et
encore la thémourie qui consiste à substituer à une lettre la
lettre qui suit immédiatement – « il faut un « langage en mouvement » pour
un « homme en mouvement ».
Textes
chiffrés
Les kabbalistes opèrent sur
des textes chiffrés tous tirés de l’Ancien Testament, qui reste le
seul document traditionnel non tronqué – à l’exception notoire du
saint Coran. Ils privilégient le Livre de la Genèse, et le Livre
d’Ezéchiel. Mais aussi le premier chapitre du Livre de la Genèse,
et le premier verset qui « contient déjà tout le Livre »,
et le premier mot qui, lui-même « contient le premier verset ».
« Et la première lettre du premier mot, beith, de valeur
numérique 2, renferme à elle-seule toute une cosmogonie ». Autre
livre d’une égale importance pour les kabbalistes : Le
Cantique des Cantiques : « De tous les cantiques qui
existent, dit le Zohar, aucun n’est aussi agréable au Saint Béni
soit-il, que le Cantiques des Cantiques ». Il est dit également
qu’il renferme « tout ce qui existe, tout ce qui a existé, tout
ce qui existera » et aussi que « tous les événements qui
se passeront au septième millénaire, qui est le Sabbat du Seigneur »,
s’y trouvent résumés. |