"J'ai lu ce livre quatre ou cinq fois, la
première à l'âge de quinze ans dans un état de surexcitation totale, la dernière tout
récemment, plongé dans un recueillement presque religieux. De lecture en lecture se
précisait l'essentiel. L'essentiel pour moi, s'entend. C'est vrai que les sonorités de
ce livre sont multiples et font vibrer de toutes les façons le courage, l'honneur, la
camaraderie, la foi et le dévouement; et beau, comme une aurore boréale, l'amour de
Faymé, la jeune tatare, et aussi la vengeance, la mort, l'abjection, le déchaînement
des laideurs humaines dans un océan de souffrances. mais moi, ce qui m'avait emporté
dès quinze ans et que je redécouvre intacte, c'est cette volonté étincelante de s'en
aller plus loin, toujours plus loin, d'effacer ses propres traces de telle sorte que nul
ne vous rattrape ou ne vous retrouve, d'oublier, de se faire oublier, d'immobiliser le
cours inexorable du temps, d'être à soi seul une unique lumière dans la nuit, dans le
chaos de l'humanité, jusqu'à ce que d'autres se rallument, espérance ou désespoir, qui
le sait?"
Sabitoïé "Sabitoïé, quelque part vers l'extrême Nord,
inconnu du monde et des hommes, et qui a perdu la notion du temps. la surprise et totale.
Sabitoïé est une sorte de minuscule paradis boréal, vivant ne parfaite autarcie : le
gibier dans la forêt, le poisson dans la rivière, des cultures et quelques prairies pour
le bétail cachées au sein de clairières invisibles. Sur le village règne l'Ancien, un
vieux sage. Le clocher de la petite église a un bulbe doré. On y prie Dieu le soir, en
commun, mais la cloche reste muette. On ne la sonne plus. D'autres pourraient
l'entendre. Car l'Ancien sait. Le chaos se rapproche. Kröger et lui forment un plan :
isoler totalement le village. On efface les sentiers, on les reboise, on ne laisse qu'une
trace imperceptible et embrouillée connue des seuls initiés. On en fabrique de plus
visibles à travers la forêt : elles conduisent à une mort certaine, en plein marécage.
On utilise la rivière, avec des radeaux démontables, pour semer les chiens des
poursuivants, jusqu'à tel arbre particulier où, dissimulée sous un roncier, s'ouvre
l'ultime sente qui mène au village. Le camouflage est parfait. Sabitoïé s'est
retranché du monde tandis qu'éclate, vers le sud et l'ouest, le vacarme sanglant de la
révolution. Les autres envoient des patrouilles d'assassins aux lisières
lointaines du village. Des trappeurs de Sabitoïé, surpris, torturés, meurent dans
d'atroces souffrances, sans parler, sans trahir. Sabitoïé, village oublié."
Jean Raspail, Préface au Village oublié,
Phébus, 1997
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