Bruce Chatwin était, sous bien des
rapports, le compagnon idéal: il était incroyablement divertissant et
aurait pu en remontrer à Ulysse soi-même en matière de mensonges, mais il
était en même temps parfaitement sérieux. Je le connaissais depuis des
années, d'abord en tant que vendeur ou expert de la firme Sotheby's, puis,
lorsqu'il eut renoncé à cette activité, en tant qu'élève de mon ami
révéré, Stuart Piggot, à Édimbourg. Bruce avait quitté Sotheby's parce que
ce métier le rendait fou et qu'il souffrait de crises de cécité d'origine
hystérique : de toute façon, les histoires d'argent l'assommaient. Il
renonça ensuite à l'archéologie parce que les cours à l'université
d'Édimbourg étaient obligatoires et que les étudiants puaient. En plus de
quoi, il ne supportait pas d'entendre dire qu'il n'y a pas d'art, ni
d'œuvres d'art, uniquement des objets et des artefacts. Il songeait
désormais à écrire, sous forme de livre, une vaste thèse sur les nomades
et le besoin de vagabonder. Il finit d'ailleurs par mener ce projet à
bout, après quoi, sous l'influence quasi magique d'une fille à qui les
notes de bas de page déplaisaient, il jeta son œuvre au feu et la reprit
depuis le début. La route qui devait le conduire au métier d'écrivain fut
longue et ce ne fut que dans Songlines qu'il se servit enfin des
notes qui avaient été jadis à la base de son étude sur les nomades.
Quoi qu'il en fût, son histoire du
clochard qu'il avait rencontré dans Jermyn Street était alors récente et
il voulait retourner en Afghanistan, où il était déjà allé deux fois, afin
« de voir les nomades aller et venir », comme il avait coutume de dire,
citant Robert Burton; j'eus la bonne idée de lui parler de ce voyage un
jour, à l'Ashmolean Museum, dont nous fréquentions tous les deux la salle
de lecture, et je fus à la fois surpris et enchanté de l'entendre
accepter. Par l'entremise d'un ami au Foreign Office, je parvins à nous
procurer des visas diplomatiques, lesquels devaient s'avérer cruciaux, et
dès la fin de l'année universitaire, j'étais prêt à me mettre en route. Je
n'étais pas le moins du monde inquiet à l'idée de voyager en compagnie de
Bruce. J'avais fait sa connaissance par l'intermédiaire de Tony Mitchell,
dont il était l'ami, lors d'une expédition à Blockley, où nous étions
allés admirer la collection d'antiquités de ce redoutable excentrique
qu'était le commandant Spencer-Churchill, cousin germain de Winston, qui
avait acheté le collier d'une reine égyptienne au consul d'Allemagne à
Louxor en 1905, pour la somme de cinq livres, et n'avait plus cessé, dès
lors, d'agrandir sa collection. Nous nous étions rendus à Blockley à bord
de deux automobiles, dont une était un vieux modèle de course à essieu
rigide, qui finit dans un arbre, en équilibre instable au-dessus d'une
dénivellation de trois mètres.
Il y avait aussi des
inconvénients: Bruce était marié, mais je ne connaissais pas Elizabeth, et
l'idée ne m'était pas venue qu'il était homosexuel, ni que, de toute
façon, cela ne me regardait absolument pas. J'étais alors jésuite et
prêtre, mais l'idée ne me vint pas non plus que je ne serais pas en mesure
de célébrer la messe en Afghanistan. Il s'avéra que Bruce était un
hypocondriaque ayant une certaine expérience des maladies et de leurs
traitements, ce dont je n'eus qu'à me louer Il réservait ses exagérations
aux sujets romantiques où la vérité n'aurait de toute façon servi à rien.
Lorsqu'il me demanda, un jour, si j'avais vu les excréments d'un animal
sur un sentier au milieu des bois et m'avertit du fait que sa femme les
avait étudiés avec beaucoup d'inquiétude et qu'elle avait toujours raison
dans ce domaine, nous découvrîmes ensuite qu'il s'agissait d'un léopard
des neiges. C'était un sujet pratique et non romantique. Il fut un invité
charmant envers Chris Rundle, dont nous fîmes la connaissance à
l'ambassade de Kaboul et qui nous hébergea par pure bonté d'âme, parce
qu'il m'avait vu servir de traducteur à Yevtouchenko à Oxford. Chris
devint un ami et le compagnon de notre plus beau voyage, car c'était
l'homme le plus modeste et le plus fiable qui fût, et sa demeure dans le
parc de l'ambassade fut pour nous un refuge aussi heureux que put l'être
l'île de Corfou pour Ulysse. C'était l'un des derniers Secrétaires
orientaux encore en existence, connaissant aussi bien le persan que le
russe, détaché par le département des recherches du Foreign Office, où son
travail consistait à lire les journaux. Quelques années plus tard, il
trouva une épouse en Afghanistan et la ramena avec lui en Angleterre.
Introduction au Jardin de lumière du Roi
Ange, Anatolia/Editions du Rocher, 2002 |