
Jean-Mohammed Abd-el-Jalil,
en 1956
La correspondance entre Louis Massignon (1883-1962) et le
Père Jean-Mohammed Abd-el-Jalil (1904-1979) demeurait inédite à
ce jour, à l’exception de quelques lettres. Pourtant ceux qui se
sont attachés à l’œuvre du « dernier des orientalistes » et à sa
vie n’ignoraient pas l’immense intérêt qu’elle représentait du
fait de l’intimité qui a existé entre les deux hommes, et non
uniquement parce que le R.P. Abd-e-el-Jalil, musulman marocain
converti au christianisme en 1928, devenu franciscain et ordonné
prêtre en 1935, avait choisi comme parrain de son baptême Louis
Massignon On lira à ce sujet, en annexe de la correspondance,
dans un extrait du rapport adressé au Quai d’Orsay à cette
occasion, les circonstances de la conversation du jeune étudiant
et l’émotion qu’elle a provoquée au Maroc. Mais, les échanges
entre parrain et filleul ne se limitent pas à cet épisode, ils
n’ont cessé de s’approfondir au fil des années sous le signe de
St François d’Assise (Louis Massignon était tertiaire
franciscain) et, prolongés jusqu’à la mort de l’orientaliste,
ils éclairent singulièrement deux points majeurs sur sa courbe
de vie : 1934, Louis Massignon décide à Damiette, avec Mary
Kahil, de la Badaliya, « sodalité » de prières en esprit
de substitution mystique pour les âmes musulmanes, qui fut
l’œuvre spirituelle de sa vie, et qui demeure vivante,
spécialement aux États-Unis, grâce à Dorothy Buck (lettre du 19
février 1934), et 1950, lorsque Louis Massignon est ordonné
prêtre à son tour, dans le rite melkite, puisqu’il était marié,
au Caire, par Mgr Medawar (lettres du 28 janvier 1950 et surtout
du 3 février, accompagnée d’une lettre de Mary Kahil : « Le
Seigneur a accepté cette victime de choix pour Son service
particulier. Et moi, je chanterai Ilâ l-abad [à tout
jamais] la joie d’avoir remis ce précieux dépôt de l’âme
aimée… »).
Cette correspondance très-précieuse pour les
différents éclairages qu’elle apporte sur ces points et bien
d’autres souffre cependant d’un paradoxe : d’une part, il manque
nombre de lettres du R.P. Abd-el-Jalil, détruites par la famille
de Louis Massignon à sa mort, qui portent justement sur ces
événements essentiels, et d’autre part, on en vient presqu’à
regretter qu’elle n’ait pas été expurgée (comme la
correspondance Claudel-Massignon), en particulier pour tout ce
qui concerne Madame Massignon et Mary Kahil, « sœur en
Jésus-Christ » de l’orientaliste, qui se trouvent exposées à nos
regards de manière bien indiscrète. Pour leur mémoire, il aurait
été préférable de passer sur certains détails pénibles, même si,
effectivement, le R.P. Abd-el-Jalil aura été le confident de
l’une et de l’autre. Pour comprendre, il suffisait de cet aveu
de Louis Massignon, à propos de Mary Kahil : « J’ai été un
chirurgien terrible avec cette enfant pure, pour rendre notre
badaliya féconde ». Sa femme n’a pas moins terriblement
souffert de la vocation de son mari.
Quoi qu’il
en soit, il s’agit avec cette correspondance de bien plus qu’un
document intime et historique - même s’il est question
fréquemment du Maroc et de la décolonisation (autre éclairage
passionnant) - et il reste à espérer qu’elle suscitera le désir
d’en connaître plus sur Louis Massignon, dont l’œuvre est
immense, mais aussi sur celle, plus confidentielle mais
importante, du Père Jean-Mohammed Abd-el-Jalil, qui fut
professeur à l’Institut Catholique de Paris, entre autres ses
deux principaux ouvrages : Aspects intérieurs de l’Islam
(1949) et Marie et l’Islam (1950), grâce auxquels nous
nous trouvons au cœur du dialogue islamo-chrétien : « Les Pays
d’Islam, dira-t-il dans une conférence, le 24 novembre 1948,
méritent plus que des jugements approximatifs reposant sur des
vues rapides, simplistes et parfois intéressées » La réédition
de ces deux ouvrages qui n’ont pas vieilli, au contraire,
permettrait de contrebalancer certaines affirmations hasardeuses
comme on en rencontre souvent dans les media, même les mieux
intentionnés. Comme Louis Massignon, le Père Jean-Mohammed Abd-el-Jalil
avait l’avantage sur beaucoup d’avoir vécu toute sa vie « au
terrain de contact spirituel entre le christianisme et
l’islam ». |