"Au moment où Tieck rencontra Novalis (1772-1801), deux ans avant la mort
du jeune poète, celui-ci n'était plus l'adolescent fantaisiste et pétulant
qu'a dépeint Frédéric Schlegel en 1792. Sa personnalité s'était
accentuée, la douleur l'avait mûri, et depuis la mort de sa fiancée, il
vivait dans cette douce extase qui fait de lui le poète le plus mystérieux
du premier romantisme allemand.
« Avec ton amitié, écrit-il à
Tieck, s'ouvre un nouveau livre dans ma vie... Tu as fait sur moi une
impression profonde et charmante. Personne ne m'a jamais donné une
impulsion aussi douce et aussi irrésistible. Toute parole venant de ta
bouche, je la comprends entièrement ; rien en toi ne me rebute... Rien
d'humain ne t'est étranger ; tu participes à tout ; léger comme l'air, tu
embrasses tout l'univers, mais c'est de préférence sur les fleurs que tu
te penches. »
« Novalis est toqué de Tieck »,
écrit plus brutalement Dorothée Schlegel en 1799. «Il en est
éperdument épris et juge sa poésie bien supérieure à celle de Goethe »,
note Caroline. Partout on se montre vexé, jaloux même de cette vive
affection de Novalis qui jusqu'alors avait été sous l'influence des
Schlegel. Les résultats de cette nouvelle amitié ne se firent pas
attendre. Novalis écrit à ce sujet : « Parmi ces esprits spéculatifs,
j'étais devenu pure spéculation... La première manifestation de la poésie
que tu as réveillée en moi et dont la résurrection est due à notre amitié,
c'est Heinrich von Ofterdingen. »
D'ailleurs l'imagination de
Tieck n'avait-elle pas toujours servi de stimulant à ceux de ses
compagnons romantiques qui jusqu'alors s'étaient contentés de dogmatiser?
Novalis cependant dépasse encore Tieck, non peut-être par l'abondance et
l'ampleur de l'invention, mais par la pureté et la profondeur des visions
poétiques. De là vient qu'aujourd'hui Sternbald est oublié tandis
qu'Ofterdinqen reste une oeuvre vivante, quintessence de la poésie
pure.
« Novalis ne croit pas qu'il y
ait rien de mauvais au monde », remarque Schlegel, et c'est bien là ce qui
le sépare de Tieck. Cette divergence provient non seulement d'une
différence de tempérament, mais encore d'éducation. Novalis avait grandi
dans un milieu qui n'est pas sans analogie avec celui de Lamartine : à la
campagne, dans un cercle de famille pieux et actif, au milieu de nombreux
frères et soeurs - vie paisible qui contraste avec les difficultés dans
lesquelles s'est débattu dans son enfance, Ludwig Tieck. Certes, les
conflits ne furent pas épargnés non plus à Novalis, mais ils ne brisèrent
pas l'unité intime de sa personnalité : ils trouvèrent leur solution non
dans la magie, mais dans cette mystique dont nous ne percevons chez Tieck
que de vagues et fugitifs échos, toujours troublés par des éléments
démoniaques ou détruits par l’ironie. Si Tieck a de magnifiques dons de
poète imaginatif et instinctif, Novalis est d'une essence spirituelle plus
fine et plus haute."
Robert Minder,
Un poète romantique allemand : Ludwig Tieck, Paris, 1936
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