Soleil de
Minuit, Bergen, été 1968
Lorsqu’une de ces baies, simple fissure aux yeux des
eiders, est assez ouverte pour que la mer ne gèle
pas entièrement dans cette prison de pierre où elle
se débat, les gens du pays nomment ce petit golfe un
fiord, mot que presque tous les géographes
ont essayé de naturaliser dans leurs langues
respectives. Malgré la ressemblance qu’ont entre eux
ces espèces de canaux, chacun a sa physionomie
particulière : partout la mer est entrée dans leurs
cassures, mais partout les rochers s’y sont
diversement fendus, et leurs tumultueux précipices
défient les termes bizarres de la géométrie : ici le
roc s’est dentelé comme une scie, là ses tables trop
droites ne souffrent ni le séjour de la neige, ni
les sublimes aigrettes des sapins du nord ; plus
loin, les commotions du globe ont arrondi quelque
sinuosité coquette, belle vallée que meublent par
étages des arbres au noir plumage. Vous seriez tenté
de nommer ce pays la Suisse des mers.
*
Souvent, lorsque des amas de nuées grises, chassées
par escadrons à travers les montagnes et les sapins,
cachaient le ciel sous de triples voiles, la terre,
à défaut de lueurs célestes, s’éclairait par
elle-même. Là donc se rencontraient toutes les
majestés du froid éternellement assis sur le pôle,
et dont le principal caractère est le royal silence
au sein duquel vivent les monarques absolus. Tout
principe extrême porte en soi l’apparence d’une
négation et les symptômes de la mort : la vie n’est-elle
pas le combat de deux forces? Là, rien ne
trahissait la vie. Une seule puissance, la force
improductive de la glace, régnait sans
contradiction. Le bruissement de la pleine mer
agitée n’arrivait même pas dans ce muet bassin, si
bruyant durant les trois courtes saisons où la
nature se hâte de produire les chétives récoltes
nécessaires à la vie de ce peuple patient. Quelques
hauts sapins élevaient leurs noires pyramides
chargées de festons neigeux, et la forme de leurs
rameaux à barbes inclinées complétait le deuil de
ces cimes, où, d’ailleurs, ils se montraient comme
des points bruns. Chaque famille restait au coin du
feu, dans une maison soigneusement close, fournie de
biscuit, de beurre fondu, de poisson sec, de
provisions faites à l’avance pour les sept mois
d’hiver. A peine voyait-on la fumée de ces
habitations. Presque toutes sont ensevelies sous les
neiges, contre le poids desquelles elles sont
néanmoins préservées par de longues planches qui
partent du toit et vont s’attacher à une grande
distance sur de solides poteaux en formant un chemin
couvert autour de la maison. Pendant ces terribles
hivers, les femmes tissent et teignent les étoffes
de laine ou de toile dont se font les vêtements,
tandis que la plupart des hommes lisent ou se
livrent à ces prodigieuses méditations qui ont
enfanté les profondes théories, les rêves mystiques
du nord, ses croyances, ses études si complètes sur
un point de la science fouillé comme avec une sonde
; mœurs à demi monastiques qui forcent l’âme à
réagir sur elle-même, à y trouver sa nourriture, et
qui font du paysan norwégien un être à part dans la
population européenne.
*
Il
lui donna soudain une plante hybride que ses yeux
d’aigle lui avaient fait apercevoir parmi des
silènes acaulis et des saxifrages, véritable
merveille éclose sous le souffle des anges. Minna
saisit avec un empressement enfantin la touffe d’un
vert transparent et brillant comme celui de
l’émeraude, formée par de petites feuilles roulées
en cornet, d’un brun clair au fond, mais qui, de
teinte en teinte, devenaient vertes à leurs pointes
partagées en découpures d’une délicatesse infinie.
Ces feuilles étaient si pressées qu’elles semblaient
se confondre, et produisaient une foule de jolies
rosaces. Çà et là, sur ce tapis, s’élevaient des
étoiles blanches, bordées d’un filet d’or, du sein
desquelles sortaient des anthères pourprées, sans
pistil. Une odeur qui tenait à la fois de celle des
roses et des calices de l’oranger, mais fugitive et
sauvage... |