MANOËL PENICAUD Dans la peau d'un autre Pèlerinage insolite au Maroc avec les mages Regrara |
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![]() Dans la peau d'un autre Pèlerinage insolite au Maroc avec les mages Regrara, Presses de la Renaissance, 2007 * Retour à Sommaire |
Lorsque Manoël Pénicaud, depuis Essaouira, parvient à Akarmoud, il ne se doute pas des expériences qui l'attendent tout au long de l'itinéraire qu'il doit emprunter, avec la bénédiction de Si-Ahmed, le moqaddem des Regrara, pour le pèlerinage traditionnel, le Daour, qui chaque année conduit les mages Regrara, sur 450 kilomètres, à travers le sud marocain, depuis Akarmoud jusqu'à Sidi Ali Maâchou, à la rencontre des hommes et des femmes, versant tribut (la ziyara) en échange de leur baraka Dès la citation de Louis Massignon, placée en exergue de son récit, - "Pour comprendre l'autre, il ne faut pas se l'annexer, mais devenir son hôte", - qui explicite le titre quelque peu singulier de l'ouvrage, on comprend que ce périple ne se présente pas pour l'auteur comme un simple épisode dans sa jeune carrière d'ethnologue, mais qu'il s'agit d'une expérience personnelle, où l'intimité a sa part. "Ce pèlerinage m'a rincé l'âme", dira-t-il avec une pudeur toute juvénile (l'A. a 28 ans). L'intérêt de l'ouvrage est multiple. D'abord par la qualité du récit, rapportant au plus près les événement qui se succèdent au fil des jours de moussem, populaires et colorés, en séances de prières et de bénédictions, avec fidélité et un sens réel du pittoresque, et nous introduisant dans l'intimé de ces mages, et de leur moqaddem, Abdelhaq, fils de Si-Ahmed, dont c'est le premier pèlerinage. Pour les multiples notations, sans fard, ensuite, de l'A. confronté à des rites qui parfois l'abasourdissent et surtout à la promiscuité dont il dira : "Toute cette vie n'a rien à voir avec la mienne. Ma société prône l'individualisme à outrance, tandis qu'ici tout est communautarisé. On vit en groupe, en famille et entre amis, souvent les uns sur les autres. La promiscuité des corps est omniprésente et ce n'est pas seulement dû à l'exigüité des lieux. c'est avant tout culturel. [...] Le contact y est si fréquent que je m'y suis mis, souvent accoudé au genou du voisin, appuyé contre l'épaule d'un autre, ou en train de serrer interminablement la main d'un inconnu..." Il y a, enfin, ses rêves que l'A. transcrit scrupuleusement et non sans motif, quand on pense à l'importance de l'oniromancie dans la spiritualité musulmane, et surtout l'adoption progressive de ces hommes avec qui il partage les jours et les nuits, les longues marches et les repos, à l'étape, et qui, parce qu'ils sont musulmans, finissent par l'inviter à participer à leurs prières : "Je rouvre l'œil avant la prière du crépuscule (al-maghreb) à laquelle je me sens étrangement prêt à participer. Prosélytes, mes compagnons me l'avaient souvent proposé, mais avaient toujours respecté mon choix : ce n'était pas le bon moment, non pas pour les endormir, mais bien pour rester fidèle à mes aspirations. Alors voilà, c'est pour maintenant, sans l'avoir cherché, j'ai laissé faire. Est-ce lié à ce rêve troublant d'il y a quelques jours et lors duquel je priais naturellement ? Etre prêt, c'est être mûr.". L'A. gagnera aussi son nom musulman, précieux viatique pour d'autres expériences qu'il faut lui souhaiter au "terrain de contact spirituel entre l'Orient et l'Occident", selon le mot de Louis Massignon, et sous le signe des Sept Dormants d'Ephèse. ![]() Le jeune moqaddem, Abdelhaq [extrait]
- Je vais te raconter une anecdote qui remonte à soixante ans environ.
Alors que je n'étais pas encore né, un puisatier vint s'installer à Akarmoud, et peu à peu, il voulut en savoir plus sur l'histoire des sept
saints vivants. On lui recommanda d'aller rencontrer un homme aussi
érudit que pieux, lequel lui répondit qu'il n'avait rien à dire. Notre
homme partit et revint plusieurs fois. À force d'insistance, le sage lui
conseilla finalement d'aller au souk trouver un homme attaché à un arbre
et qui le renseignerait. Curieux, le puisatier s'en alla aussitôt à la
recherche de ce nouvel individu. Il le vit à l'entrée du village,
molesté par la foule pour une histoire de poule impayée. Alors, il régla
cette dette et s'entretint longuement avec le vieil homme, soulagé
d'être sorti indemne de la vindicte populaire. Ce dernier, reconnaissant
envers son bienfaiteur, finit par lui confier en souriant, et sous le
sceau du secret, qu'il était bien l'un des sept saints vivants, mais que
celui qui l'avait envoyé à lui était également l'un d'eux. Cette
histoire est vraie, pas comme les mensonges que les gens se racontent à
longueur de journée ! La chaîne mystique des Sept Saints perdurerait donc depuis le premier siècle de l'Héjire. Pour combler leur disparition et leur absence, on se figure qu'ils existent toujours et se remplacent à chaque génération suivant le schéma de la silsila (chaîne initiatique), mais de manière cryptique. S'avancer sur ce terrain glissant et hermétique serait risqué, pourtant cette légende fait écho aux Sept Saints apotropéens du christianisme, ceux qui détournent les maux, longuement étudiés par Louis Massignon, dont on disait qu'il était "le plus grand chrétien parmi les musulmans et le plus grand musulman parmi les chrétiens."
Or, ces sept saints emblématiques et salvateurs, connus dans la
tradition mystique musulmane sous le nom de
Abdâl, sont aussi censés être
toujours vivants, mais cachés pour le bien des hommes. Les sept
Abdâl, les "maîtres de la
perfection", sont tous des Afrâd,
des solitaires vivant dans un état de repos perpétuel, sous la guidance
d'Al-Khadir, exactement comme les Sept Dormants (Ahl
al-Kahf). Ils s'effacent, se cachent, humbles et ordinaires,
invisibles parmi les hommes, jusqu'à l'heure où ils devront se révéler,
conformément à la prophétie qui sera scellée par Jésus, "Le Sceau de la
sainteté"... Mais voilà que je dérive encore !
En feignant de prendre cette révélation au sérieux, je m'étais naïvement
demandé si Si-Ahmed lui-même n'était pas l'un de ces sept saints. Et
qu'en était-il de Boujemaâ ? Si l'extrême dénuement dans lequel il vit
était une grâce divine que personne ne pouvait déceler, ne s'arrêtant
qu'à la surface décrépie du personnage ? Peut-être... mais qui
serais-je, moi, pour le percer à jour ? Si-Ahmed lui-même, quand je
l'avais interrogé sur l'âge du vieillard, m'avait répondu un jour avec
un sourire non dissimulé : "Celui-là ? Il a plus de trois cents ans !"
Je m'engouffre sûrement un peu vite dans la brèche entrouverte, mais
délire ou pas, si les sept saints existent réellement, je parie sur lui
! (pp. 243-45). |