Dresde reste ainsi le centre de ce romantisme
spirituel auquel nous faisons référence, ce que
ne sera pas Berlin, ni même Iéna, bien que l’on
parle d’un premier romantisme, le « romantisme
d’Iéna ».Il n’est pas exagéré de dire que cette
ville d’art et d’histoire et qui
deviendra ville martyre était prédestinée
à recueillir ce romantisme, mieux que Berlin
dont la vocation sera de réunir les
représentants du « second romantisme » et Rome,
les Nazaréens.
Allemagne et Italie
Même si les deux peintres qui nous
intéressent plus particulièrement n’ont jamais
fait le voyage d’Italie, - de même que la vie de
Novalis se partage entre la Saxe et la Thuringe
– l’art romantique allemand est marqué du sceau
de la rencontre de l’Allemagne et de l’Italie –
on se rappelle les fameux carnets de voyages de
Goethe en Italie.
« Allemagne et Italie » constitue un
fait typique de l’art romantique
allemand.
Déjà Wackenroder, l’ami de Tieck, mort
prématurément en 1798, notait dans ses
Fantaisies sur l’art :
« Ce n’est pas seulement sous le ciel italien,
sous des coupoles majestueuses et des colonnes
corinthiennes que grandit l’art véritable ; on
le trouve aussi parmi les voûtes ogivales, les
édifices à fioritures et les clochers
gothiques ».
On sait que les deux maîtres de la peinture
romantique allemande seront Raphaël et Dürer,
spécialement pour les Nazaréens, qui seront les
promoteurs d’un art « néo-allemand, religieux et
patriotique » (Tieck).
De la même manière « Allemagne et Italie » en
formeront les deux pôles symboliques,
comme on peut le constater avec le célèbre
tableau de Friedrich Overbeck : Italia. und
Germania.

Raphaël
C’est peu dire que les peintres
romantiques allemands, mais aussi les poètes et
les écrivains, ont été attirés par le mystère de
Raphaël dont il était possible, comme
aujourd’hui, à Dresde même, de voir la fameuse
Madone Sixtine.
Il suffit de rappeler le Chant XV des
Cantiques spirituels de Novalis :
« En mille tableaux je Te vois, / Marie,
adorablement peinte ; / Mais nul ne Te saurait
montrer / Telle que T'entrevoit mon âme.
Je sais seulement que le bruit du monde / S'est
évanoui, depuis, comme un songe, / Et que
l'immensité d'un ciel tout de douceur /
Ineffable à jamais se repose en mon cœur »
et surtout les pages que Wackenroder lui
consacre dans ses Fantaisies sur l’art :
« Raphaël, qui brille de l'éclat du soleil parmi
tous les peintres, nous a laissé, dans une
lettre au comte de Castiglione, les paroles
suivantes, qui me sont plus précieuses que
l'or et que je n’ai jamais pu lire sans un
sentiment secret et confus de respect et
d’adoration. Il dit :
« Comme on voit si peu de belles formes
féminines, je me tiens en esprit à une certaine
image qui naît dans mon âme. »
Raphaël reste le modèle de cette génération de
peintres qu’on appellera romantiques, et dont
les meilleurs – Friedrich, Runge et les
Nazaréens – tenteront d’appliquer la méthode (au
sens où l’on parle d’une « méthode » pour la
réalisation spirituelle) : l’inspiration vient
de l’intérieur, du « fond de l’âme »,
pourrait-on dire.
« Raphaël était-il un peintre des
âmes ? Qu’est-ce que cela veut dire ? » se
demandait Novalis (Grand répertoire général,
3). De son côté Wackenroder affirmera :
« Nous ne saisissons pas les voies du
ciel. Mais admirons encore la diversité des
esprits sublimes que le ciel a mis au monde pour
le service de l’art.
En toute innocence et candeur, un
Raphaël a produit les œuvres les plus chargées
d’esprit, où nous voyons le ciel entier… ».
L’ambition de la peinture nouvelle, la peinture
romantique allemande, en rupture avec l’art
baroque (celui qui est si brillamment représenté
à la Voûte verte) et le Classicisme (tel
que nous l’avons admiré à Weimar) aura été, en
revendiquant « innocence et candeur », comme
source d’inspiration, de réaliser des œuvres
« chargées d’esprit », qui donneraient à voir
« le ciel entier ».
La nature
Il faut bien comprendre que la Nature
dont il question dans la peinture d’un Caspar
David Friedrich, par exemple, n’a pas de rapport
avec les effusions lyriques des poètes
romantiques français. Elle s’enracine dans une
philosophie de la Nature dont on trouvera
l’expression la plus pure dans Les disciples
à Saïs de Novalis.
Comme l’écrit Marcel Brion, « on n’oubliera pas
que les principes majeurs de cette toute neuve
philosophie de la nature – neuve si l’on ne
tient pas compte des racines qu’elle nourrit des
expériences de Paracelse et des hautes
intuitions de Jakob Boehme (pour ne pas remonter
jusqu’aux Présocratiques) – sont en coïncidence
étroite avec les intuitions des poètes : l’Astralis
de Novalis, et les grands thèmes des peintres,
de Caspar David Friedrich essentiellement, mais
aussi d’Oehme, de Blechen (d’avant l’Italie) où
se conjuguent la connaissance scientifique, la
contemplation source de d’émotion, et cette
sorte d’état visionnaire qui appréhende
l’essence intime des choses au-delà du vêtement
des apparences ».
Novalis affirmait : « La nature possède un
instinct artistique ». C’est ce qu’il nous faut
retenir de cette relation si particulière que
les peintres romantiques allemands ont
entretenue avec la Nature. On retiendra
également ce qu’en dit Wackenroder, dans ses
Fantaisies dur l'Art : « L’un de ses langages,
que le Très-Haut lui-même continue de parler
d’éternité en éternité, la nature
perpétuellement vivante et infinie, nous
entraîne et nous fait monter, à travers les
vastes espaces des airs, directement vers la
divinité. Mais l’art, qui, par d’ingénieuses
combinaisons de terre coloriée et de quelque
humidité, imite la figure humaine dans un espace
étroitement délimité en s’efforçant vers la
perfection interne (une manière de création
qu’il a été donné aux mortels de produire),
- l’art nous ouvre les trésors du cœur humain,
dirige notre regard vers le fond de nous-mêmes
et nous montre l’invisible, je veux dire, tout
ce qui est noble, grand et divin, sous forme
humaine ».
L’art romantique allemand suppose cette
démarche d’intériorité dont parle
Wackenroder. Sans doute un petit nombre
d’artistes seulement accompliront cette démarche
jusqu’à son terme : tels Friedrich et Runge.
Mais c’est qu’« un petit nombre seulement / Sait
le mystère de l'amour / Éprouve l'insatisfaction
/ Et la soif éternelle » (Cantiques
spirituels, VI), comme l’écrit Novalis,
après notre cher Jacob Boehme.