Tout a lieu comme si le nom et la personne même de
Novalis avaient cristallisé tous les poncifs
aujourd'hui encore rattachés au romantisme, de sorte
qu'il paraît difficile d'évoquer cette figure sans
pathos ni emphase. Destin fulgurant en effet que le
sien, prompt à susciter l'exaltation lyrique du
commentateur : voilà un jeune homme "génialement"
précoce qui lit et commente avec quelle
intelligence ! Kant et Fichte à 20 ans, qui se
passionne pour à peu près toutes les sciences de son
temps, écrit beaucoup (mais publie peu !), aime
d'amitié (Friedrich Schlegel, Ludwig Tieck), et
surtout d'amour (Sophie von Kühn, Julie von
Charpentier). "Génie, amour, passion ont bien sûr
leur revers d'obscurité toute "romantique" : la
maladie d'abord qui l'accompagne depuis son plus
jeune âge (dysenterie très grave à neuf ans dont il
réchappe de justesse), jusqu'à sa propre mort, elle
aussi précoce (il meurt à vingt-neuf ans de la
tuberculose). Mort omniprésente de surcroît au cours
de sa vie. Novalis perd son frère Érasme, atteint de
phtisie, et son plus jeune frère Bernard, âgé de
quatorze ans, qui se noie dans la Saale. Mais c'est
surtout la disparition de sa très jeune fiancée de
treize ans, Sophie von Kühn, qui a contribué à créer
le "mythe" novalisien de l'amour à mort romantique
dans sa version la plus pure. Armel Guerne, qui a
largement participé en France à la propagation de ce
mythe, évoque cette "prodigieuse conversion à la
mort (quand il perdit sa bien-aimée) qui lui ouvrit
les portes des grands mystères, et lui permit de
nous laisser le pur diamant de son Œuvre". Cette
conversion mystique à laquelle nous devons Les
Hymnes à la nuit,
et dont Le Journal après la mort de Sophie
retrace le douloureux cheminement spirituel,
a fait ainsi du jeune génie, dans notre imaginaire,
l'une des plus "pures" figures du romantisme.
Philippe Jaccottet reconnaît pour sa part en Novalis
un poète "aérien" et "cristallin" : "un elfe,
qui parle d'une voix étonnamment innocente (a-t-on
remarqué les yeux immenses du portrait ?) touchant
d'un pied rapide et léger la terre". Cette candeur
enfantine s'apparente à la grâce de celui qui
transforme en lumière tout ce qu'il touche, et
d'abord l'opacité de sa propre douleur, marchant à
sa fin déclarée, et par lui pressentie, avec
allégresse, s'éteignant enfin comme ces "mystérieux
élus de l'éternité", pour reprendre une autre
formule d'Armel Guerne. Et Friedrich Schlegel, dans
les bras duquel Novalis s'éteint, présent à son
chevet avec Ludwig Tieck (tous deux éditeurs des
premières Oeuvres de Novalis en Allemagne)
nous assure "qu'il n'est pas possible de
mourir avec tant de beauté". Le seul tableau que
nous possédions de lui ne nous montre-t-il pas enfin
le poète sous les traits d'un jeune homme, à la
beauté presque féminine, avec de grands yeux perdus
dans une rêverie qu'on sent lointaine et prolongée ?
Cette image idéale et idéalisée du poète s'est
encore imposée à travers ses Cantiques spirituels
ou encore La Chrétienté ou l'Europe, texte
dans lequel Novalis se fait le chantre
'conservateur' d'une communauté politique religieuse
qui, sous des dehors «futuristes », pourrait bien
apparaître comme une revivification du modèle
monarchique absolutiste. C'est du reste ce dernier
texte de Novalis qui sert d'exemple à Alain Renaut
pour identifier ce qu'il appelle la "révolte
antimoderne" du romantisme, en quête d'une "unité
supérieure à celle de l'État nation". Génialité
précoce, pureté enfantine, amour mystique, destin
fulgurant, le tout étayé par un traditionalisme
profond, voire "réactionnaire" : tels sont les
principaux ingrédients du "mythe Novalis".
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