"Hugo Friedrich ne
s'y trompe pas, lorsqu'il consacre dans son livre La structure de la poésie moderne le plus long chapitre à
Mallarmé, des pages essentielles à Poe en rapport avec Baudelaire, ainsi
qu'un court chapitre à Novalis où il constate: « Il faut commencer par
Novalis. » Dans ce chapitre, intitulé symptomatiquement « Propos de
Novalis sur la poésie future », il observe qu'il faut s'intéresser aux
réflexions sur la poésie que Novalis a consignées dans des aphorismes et
des fragments, et laisser provisoirement de côté sa poésie. En effet, la
poésie de Novalis ne correspond pas aux idées qu'il énonce dans ces
fragments et qui sont pour nous d'une importance capitale. L'idée que l'on
a communément de Novalis est celle d'un jeune homme rêveur (la fleur
bleue), mystique de l'intériorité et de la mort, nostalgique d'un Moyen
Âge idéalisé qui n'a jamais existé que dans son essai La Chrétienté ou
l’Europe. Somme toute, un personnage romantique dans un sens qui peut
être péjoratif, même si l'on est obligé de reconnaître de véritables
qualités à sa poésie. Mais ses fragments sont d'une audace intellectuelle
peu commune. Friedrich y relève quelques expressions fondamentales, que
nous retrouvons également chez Poe, maître de Mallarmé : la poésie est une
« construction », une « opération », la « réunion de l'imagination et de
la faculté de penser ». Dans la langue poétique, « c'est comme avec les
formules mathématiques; elles font un monde pour elles, elles ne jouent
qu'avec elles-mêmes. » On pourrait ainsi accumuler les citations.
Il est tout à fait troublant
de voir, à l'aube du XIXe siècle, sous la plume d'un jeune poète ébranlé
par la mort de sa très jeune fiancée, sujet à des crises mystiques,
lui-même voué à une mort précoce, les prémices d'une poétique qui ne
trouvera son achèvement et sa véritable mise en pratique qu'à la fin de ce
siècle, chez Mallarmé. Novalis va même, mentionne Friedrich, jusqu'à
identifier la poésie à l'algèbre. Or, il se trouve que ce n'est pas du
tout par snobisme que Novalis évoquait les « formules mathématiques » et
l'algèbre : il avait en effet une véritable culture mathématique, et ses
lectures (il possédait entre autres la Théorie des fonctions
analytiques de Lagrange parue en 1797) en témoignent.
Ce point n'est pas nouveau.
La grande germaniste Käte Hamburger a écrit, dès 1934, un essai sur
Novalis et les mathématiques, Martin Dyck publia en 1960 une étude
générale sur le sujet. Mais l'important pour notre propos, ce n'est pas
que Novalis s'intéressait en plus aux mathématiques, c'est qu'il ne voyait
pas de différence radicale entre poésie et mathématiques et que l'équation
poésie=algèbre n'est pas à prendre comme une métaphore, mais vraiment au
pied de la lettre.
Novalis fit en effet siennes
les idées d'un courant mathématique du tournant du siècle, l'École
combinatoire, qui eut un certain succès en Allemagne. L'idée, érigée en
programme par son fondateur, Karl Friedrich Hindenburg, était d'essayer de
fonder les mathématiques sur un système de combinaisons de symboles,
l'analyse combinatoire. Hindenburg était fasciné par la fécondité du
binôme de Newton et semble avoir cru que s’il était possible de démontrer
la formule du binôme par des moyens uniquement combinatoires, il serait
peut-être possible de l'appliquer au reste des mathématiques. Novalis fait
souvent allusion à I'École combinatoire dans ses fragments, notamment en
relation avec la poésie. Il semble qu'il ait envisagé une poésie
universelle, capable, à l'instar des ambitions de l'analyse combinatoire
de Hindenburg, d'exprimer l'infini, et peut-être même d'aller plus loin,
d'exprimer l'infini sous toutes ses formes, l'absolu.
Ce programme poétique sous
forme fragmentaire resta lettre morte, mais il faut souligner un point
fondamental: Novalis et Hindenburg vivaient à une époque et dans un pays
où l'aspiration romantique à l'unité commençait à fortement concurrencer
le criticisme kantien, c'est-à-dire dans un univers de pensée où l'idée
d'arriver à l'absolu par l’« intuition intellectuelle » (Fichte) n'avait
rien d’absurde. Tous deux baignaient dans une atmosphère d'illusion
romantique, et c’est peut-être à cette illusion que nous devons les
splendides fragments mathématico-poétiques de Novalis. Chez Novalis,
mathématiques et poésie se trouvent confondues dans une sorte d'union
mystique bien allemande, dont on pourrait peut-être trouver les premières
traces chez Maître Eckhart: pas d'effusion, mais un effort de réflexion
sans concessions, tentant toujours d'aller jusqu'à l'au-delà de
l'exprimable. La méthode combinatoire est au coeur même de la tentative
globalisante de Novalis, le style des fragments et les idées qui y sont
débattues en témoignent. Mais tout se passe sur le plan de la réflexion
pure, tout n'est que projet au sens propre du terme, la mise en
application est remise soit à un avenir inconnu, soit à un retour au passé
tout aussi incertain. La tentative de Novalis restera sans lendemain."
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