Les doctrines ésotériques de l’islam
ont leur origine dans le Coran et dans l’enseignement du prophète de
l’Islam. Depuis Louis Massignon, en particulier, il est devenu impossible
de soutenir, comme on l’a fait longtemps pour expliquer le soufisme,
l’hypothèse d’influences extérieures à l’Islam, quelles soient iranienne,
hindoue, chrétienne ou néo-platonicienne,. A ce sujet, on peut se
rapporter à ce qu’en dit Titus Burckhardt, dans son Initiation aux
doctrines ésotériques de l’Islam. C’est dans le même ouvrage que l’on
trouve cette belle formule quant au rôle du Soufisme au sein de l’Islam
qui est comparable à « celui du cœur dans l’homme », le cœur étant le
« centre vital de l’organisme » et le « siège » d’une essence qui dépasse
toute forme individuelle ». C’est aussi que l’ésotérisme musulman joue un
rôle dans le maintien à l’échelle de la planète d’une certaine manière
d’appréhender la Vérité ou, en d’autres termes, dans la possibilité
maintenue pour tous les hommes d’accéder à cette Vérité. Ce n’est pas bien
sûr que d’autres traditions religieuses n’en aient pas gardé les chemins
d’accès, que ce soit un chemin de Salut, ou un voie de Délivrance, comme
dans tout ésotérisme, mais c’est peut-être bien l’Islam qui continue d’en
proposer l’expression la plus complète. Sans pour autant partager
l’opinion définitive de René Guénon quant à cette possibilité d’accéder à
la Vérité, qui serait perdue pour l’Occident, et conservée encore en
Orient, il reste possible de souscrire à ce propos de Roger du Pasquier :
« L’islam ne saurait laisser indifférent quiconque demeure conscient de la
présence, au-delà de notre monde en perdition, d’une Vérité intemporelle
et salvatrice. Le découvrir tel qu’il est, c’est acquérir la preuve que
cette Vérité peut encore être vécue, sur le plan individuel et collectif,
intégralement et sans compromis. »
Le Soufisme est l’ésotérisme de l’Islam – il est
appelé
al-taçawwuf, sans doute parce que les premiers
soufis se vêtaient de laine pure (çûf). Mais
René Guénon fait remarquer qu’à strictement parler
on ne devrait appeler soufi que celui qui a
atteint le terme de la voie initiatique. Celui qui
demeure sur la voie, en quelque étape que ce soit,
est appelé mutaçawwuf. Il reste que l’usage
commun en Occident est de parler indistinctement de
soufi. Pourtant, la qualité de soufi est un
« secret » (al-sirr) entre le soufi et Dieu. Ce
secret du cœur qui sanctionne la victoire de
l’Esprit sur l’âme, c’est le soufisme même : « Si
c’est l’Esprit qui remporte la victoire sur l’âme (nafs),
le cœur se transformera en lui, et en même temps,
transmuera l’âme par la lumière spirituelle qui se
répandra en elle. Le cœur se révèle alors tel qu’il
est en réalité, à savoir comme le tabernacle du
mystère (sirr) divin dans l’homme. »
L’extérieur et l’intérieur
« Le Soufisme, qui est l’aspect ésotérique ou « intérieur » de l’islam,
se distingue de l’Islam exotérique ou « extérieur » au même titre que la
contemplation directe des réalités spirituelles – ou divines – se
distingue de l’observance des lois qui les traduisent dans l’ordre
individuel en rapport avec les conditions d’un certain cycle humain. »
De
cette définition de Titus Burckhkardt, extraite de son
Introduction aux doctrines ésotériques de l’Islam, il faut retenir
l’opposition que l’on retrouve dans tous les différents courants de
l’ésotérisme islamique, entre l’intérieur – l’invisible, le caché – ou
bâtin, et l’extérieur – le visible, l’apparent – ou zâhir. La
démarche ou l’attitude exotérique consiste dans la simple observance des
lois religieuses qui symbolisent les réalités spirituelles, tandis que
la voie ésotérique consiste à rechercher la connaissance, la vision de
ces mêmes réalités spirituelles.
Dans son Jasmin des fidèles d’amour, Rûzbehân
Baqlî distingue pour sa part entre deux « certitudes », une commune et
une particulière. La premier ou certitude générale est « l’implantation
profonde des racines de l’arbre de la foi dans le cœur ; l’eau qui
nourrit cet arbre est le conformisme général, on l’élève avec la Loi (sharî’at)
du Prophète. Le second, « la certitude personnelle des initiés », est
« un rayon de la lumière de la sublimité, qui de l’Essence divine s’épiphanise
sur l’âme de l’amant mystique. L’œil du cœur découvre les Attributs sans
avoir la vision de l’Essence. On appelle la vision du cœur
« certitude ».
Quoi qu’il en soit, la Loi religieuse, extérieure, qui
est appelée en Islam la sharî’at, ou « grande route », en ce sens
qu’elle concerne l’ensemble des croyants musulmans, figure une
enveloppe, une écorce, dont la haqîqah ou Vérité – la réalité
essentielle, immuable – est le noyau, lequel n’est accessible qu’à un
petit nombre. C’est ainsi que d’une part le soufisme est la voie de ceux
« pour qui le Paradis est encore une prison », comme le dit René Guénon,
de ceux qui ne se contentent pas de l’aspiration à un état paradisiaque,
comme la majorité des croyants, qui se contentent, eux, d’obéir, et que,
d’autre part, il « a son but en lui-même, en ce sens qu’il peut donner
accès à la connaissance immédiate de l’éternel. »
la Loi est donc semblable à la circonférence qui
entoure un point central qui est la Vérité. Or, pour passer de la Loi à
la Vérité, il faut emprunter une chemin, « voie étroite », qui est comme
le rayon de la circonférence au centre. Cette voie est appelée
tarîqah, voie initiatique qui fait passer de l’exotérisme à
l’ésotérisme : « La circonférence ne saurait exister sans le centre,
dont elle procède en réalité tout entière, et, si les êtres qui sont
liés à la circonférence ne voient point le centre ni même les rayons,
chacun d’eux ne s’en trouve pas moins inévitablement à l’extrémité d’un
rayon dont l’autre extrémité est le centre même. Seulement, c’est ici
que l’écorce s’interpose et cache tout ce qui se trouve à l’intérieur,
tandis que celui qui l’aura percée, prenant par là même conscience du
rayon correspondant à sa propre position sur la circonférence, sera
affranchi de la rotation indéfinie de celle-ci et n’aura qu’à suivre ce
rayon pour aller vers le centre. (…) Il faut d’ailleurs préciser que,
dès que l’enveloppe a été pénétrée, on se trouve dans le domaine de
l’ésotérisme ».
S’il existe de nombreuses turuq, ou voies
initiatiques, comme il est de multiples points sur la circonférence,
toutes tendent au même point central qui est « l’état primordial », à
partir duquel s’établit, pour l’être humain, la communication avec les
états supérieurs ou « célestes ».
L’ésotérisme islamique se distingue par trois éléments qui sont une
doctrine, une initiation et une méthode spirituelle.
La doctrine est une « préfiguration symbolique de la connaissance qu’il
s’agit d’atteindre ». Elle est enseignée de manière « personnelle » de
maître à disciple, même si toutes les différentes doctrines de
l’ésotérisme islamique découlent de l’enseignement du prophète de
l’Islam.
L’initiation consiste dans « la transmission d’une influence
spirituelle » d’un maître à un disciple, avec communication d’une
méthode spirituelle. Ce maître est rattaché au prophète de l’Islam par
une chaîne, dite chaîne de transmission (silsilah), Il existe
ainsi de nombreuses chaînes qui sont autant de voies différentes, qui
correspondent à des « catégories » spirituelles distinctes, on dirait en
langage moderne, et inadapté, à des « sensibilités » différentes. En
fait, il s’agit de vocation spirituelles correspondant à des aptitudes
particulières et donc à des types de réalisation spirituelle différents.
C’est d’ailleurs pourquoi certains soufis sont leur propre « voie »,
recevant leur initiation d’un maître invisible, et qu’ils se sont
« inventé » a posteriori une généalogie spirituelle, leur propre
chaîne de transmission – c’est le cas tout particulièrement de
Sohravardî.
Les
trois voies
Il y a
trois motifs de l’aspiration vers Dieu, qui sont « la connaissance – ou
gnose – (al-ma’rifa), l’amour (al-mahabba) et la crainte (al-khawf). »
Le soufisme, en tant qu’ésotérisme de l’islam fait porter l’insistance
sur le premier motif, contrairement au christianisme qui met l’accent
sur le second. C’est pourquoi on peut écrire : « Le Christianisme en
soi est un ésotérisme par rapport à « l’Ancienne Loi », mais c’est un
ésotérisme relatif et non absolu, partiel et non total, intermédiaire et
non intégral, du fait qu’il représente par son Message général une
perspective d’amour, de bhakti, non de connaissance, de jnâna »
Par ailleurs, en Islam, « l’accès à la gnose s’opère
moyennant la vérité métaphysique du Témoignage d’Unité ». C’est qu’en
effet, comme l’explique Frithjof Schuon que la perfection reste, pour le
musulman, « de « croire » avec tout son être qu’ « il n’y a de Dieu que
Dieu ». Il s’agit d’une foi totale dont l’expression scripturaire est ce
hadith : « La vertu spirituelle consiste à adorer Dieu comme si tu
le voyais, et si tu ne le vois pas, Lui pourtant te voit ». Or, ajoute
Schuon, « là où le judéo-chrétien met l’intensité, donc la totalité de
l’amour, le musulman mettra la « sincérité », donc la totalité de la
foi, qui en se réalisant deviendra gnose, union, mystère, mystère de
non-altérité. »
Si l’on veut donner sa place au soufisme, aux côtés de l’ésotérisme
hébraïque et de l’ésotérisme chrétien, on rappellera donc que
l’ésotérisme islamique est fondamentalement connaissance et gnose, même
si l’amour n’y est pas inconnu. Frithjof Schuon fait également
cette remarque : « Il y a, dans l’histoire du Christianisme, comme une
nostalgie latente de ce que nous pourrions appeler la « dimension
islamique » en nous référant à l’analogie entre les trois perspectives
« crainte », « amour », « gnose » - les « règnes » du « Père », du
« Fils » et du « Saint-Esprit » - et les trois monothéisme judaïque,
chrétien et musulman ; l’Islam est en fait, au point de vue
« typologie », la cristallisation religieuse de la gnose, d’où sa
blancheur métaphysique et son réalisme terrestre. »
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