« La famille des Ungern von Sternberg est ancienne : elle est
issue d'un mélange d'Allemands et de Hongrois, des Huns du temps
d'Attila. Mes ancêtres guerriers prirent part à toutes les
guerres européennes. On les vit aux croisades : un Ungern fut
tué sous les murs de Jérusalem, où il combattait dans les
troupes de Richard Cœur de Lion. La tragique croisade des
enfants, elle-même, fut marquée par la mort de Raoul Ungern, à
l'âge de onze ans. Quand au douzième siècle les plus hardis
guerriers du pays furent envoyés sur les frontières orientales
de l'empire germanique pour combattre les Slaves, mon ancêtre
Arthur était avec eux : c'était le baron Halsa Ungern von
Sternberg. Ces chevaliers des marches frontières formèrent
l'ordre teutonique des Chevaliers moines qui, par le fer et par
le feu, imposèrent le christianisme parmi les populations
païennes : Lithuaniens, Esthoniens, Livoniens et Slaves. Depuis
lors, l'ordre des Chevaliers teutoniques a toujours compté parmi
ses membres des représentants de notre famille. Quand l'ordre
teutonique disparut à Grunwald, sous les coups des troupes
polonaises et lithuaniennes, deux barons Ungern von Sternberg
furent tués dans la bataille. Notre famille alliait à l'esprit
guerrier une tendance au mysticisme et à l'ascétisme.
Au cours du
seizième et du dix-septième siècles, plusieurs barons Ungern von
Sternberg eurent leurs châteaux en Livonie et en Esthonie.
Maintes légendes rapportent leurs exploits : Heinrich Ungern von
Sternberg, qu'on appelait « la Hache - était chevalier errant.
Les tournois de France, d'Angleterre, d'Espagne et d'Italie
connaissaient sa renommée et sa lance, qui remplissaient de
terreur le cœur de ses adversaires. Il tomba à Cadix sous
l'épée d'un chevalier qui lui fendit le crâne. Le baron Raoul
Ungern von Sternberg était un chevalier-brigand qui opérait
entre Riga et Reval. Le baron Pierre Ungern von Sternberg avait
son château dans l'île de Dago, en pleine mer Baltique où il
tenait à sa merci les marchands de son époque, grâce à ses
exploits de corsaire.
Au commencement du
dix-huitième siècle, un fameux baron, Wilhelm Ungern von
Sternberg, fut connu sous le nom de « frère de Satan » à cause
de ses talents d'alchimiste. Mon propre grand-père devint
corsaire dans l'océan Indien, imposant son tribut aux vaisseaux
anglais marchands et échappant toujours à leurs navires de
guerre. Finalement capturé, il fut livré au consul russe qui le
fit condamner à la déportation en Transbaïkalie. Je suis, moi
aussi, officier de marine, mais la guerre russo-japonaise m'a
forcé à abandonner ma profession pour rejoindre les cosaques du
Zabaïkal. Toute ma vie, je l'ai consacrée à la guerre, ou à
l'étude du bouddhisme. Mon grand-père nous avait rapporté le
bouddhisme des Indes : mon père et moi en sommes devenus des
adeptes. En Transbaïkalie, j'ai essayé de former un ordre
militaire bouddhiste pour organiser la lutte implacable contre
la dépravation révolutionnaire. »
« Dans
les livres bouddhiques comme dans les vieux livres
chrétiens, on lit de graves prophéties relatives à
l'époque où devra commencer la guerre entre les bons et
les mauvais esprits. Alors surviendra la malédiction
inconnue qui, s'abattant sur le monde et balayant la
civilisation, étouffera toute moralité et détruira les
peuples. Son arme est la révolution. Dans toute
révolution, l'intelligence créatrice qui se fonde sur
l'expérience du passé est remplacée par la force jeune
et brutale du destructeur. Celui-ci donnera la
prééminence aux passions viles et aux bas instincts.
L’homme s'éloignera du divin et du spirituel. La grande
guerre a prouvé que l'humanité doit s'élever vers un
idéal toujours plus haut, mais elle a marqué
l'accomplissement de l'antique malédiction que
pressentirent le Christ, l'apôtre saint Jean, Bouddha,
les premiers martyr chrétiens, Dante, Léonard de Vinci,
Goethe, Dostoïevski... La malédiction a fait reculer le
progrès, nous a barré la route vers le divin. La
révolution est une maladie contagieuse; l'Europe, en
traitant avec Moscou, s'est trompée elle-même comme elle
a trompé les autres parties du monde. Le Grand Esprit a
mis au seuil de notre vie le Karma, qui ne connaît ni la
colère ni le pardon. Il règle nos comptes. Ce qui nous
attend, c'est la famine, la destruction, la mort de la
civilisation, de la gloire, de l'honneur, la mort des
nations, la mort des peuples. Je vois déjà cette
horreur, cette sombre et folle destruction de
l'humanité ! » |