A propos de
Marianne Von Willemer
"Ce qui frappe, ce n'est pas seulement le mimétisme,
cette union de deux voix qui se confondent en un
dialogue passionné, comme les corps dans l'amour ou les
sentiments et les valeurs dans une vie partagée. Certes,
on peut y voir aussi un exemple de prévarication
masculine, un cas typique et presque limite
d'appropriation, de la part de l'homme, de l'oeuvre de
la femme; le travail qui porte le nom d'un homme est
souvent aussi, comme c'est le cas pour le livre de
Goethe, une aliénation du travail féminin. Il y a
cependant quelque chose d'autre. Marianne a écrit, dans
le Divan, un très petit nombre de poèmes, qui
sont à ranger parmi les chefs-d'oeuvre de la poésie
mondiale, et puis elle n'a plus rien écrit, plus jamais.
Quand on lit ses odes au vent d'Est et au vent d'Ouest,
ce chant d'amour qui devient le souffle même de la vie,
il semble impossible que Marianne n'ait rien écrit
d'autre. Comme la petite fable sur la rose en train de
mourir de la petite écolière du cours élémentaire, les
poèmes de Marianne témoignent eux aussi du dépassement
de la personnalité par la poésie, de la mystérieuse
conjonction et coïncidence d'éléments qui la produisent,
comme un certain degré de condensation de la vapeur
d'eau, provoqué par une combinaison fortuite - ou en
tout cas difficilement prévisible - de certains facteurs
produit de la pluie, une augmentation de la vente des
parapluies et, en ce qui concerne les taxis, une offre
insuffisante par rapport à la demande.
Même pour la création de ses chefs-d'oeuvre, Marianne,
née en Autriche, aurait pu répéter l'expression
autrichienne chère à Musil, es ist passiert,
c'est
arrivé comme ça, un contact soudain parfait entre l'âme
et le monde, une main qui écrit des mots comme une autre
dessine distraitement sur le sable ou sur du papier,
sans vouloir faire breveter cette esquisse ou se
garantir sa propriété exclusive. Marianne laissa Goethe
donner son nom à ces écrits; dans l'offrande qu'elle
faisait d'elle-même, elle savait combien il est vain de
distinguer le tien du mien au sein de l'union amoureuse.
Mais ses poèmes parus sous le nom d'un autre disent
aussi la vanité de toute signature mise au bas d'une
page ou sur la couverture d'un livre de poésie, parce
que cette dernière, comme l'air et les saisons,
n'appartient à personne, pas même à qui l'écrit.
Peut-être
Marianne Willemer a-t-elle senti que la poésie n'a de
signification que si elle prend sa source dans une
expérience totale comme celle qu'elle avait vécue, et
que cet état de grâce prenant fin, c'en était fini aussi
de la poésie. « Une seule fois dans ma vie, devait-elle
dire bien des années plus tard, je me suis aperçue que
je ressentais quelque chose de noble, que j'étais
capable de dire des choses douces et venant du coeur,
mais le temps les a effacées plus que détruites. »
Claudio Magris, Danube, 1986
*
Pourquoi cette agitation, vent d'Est ?
M'apportes-tu quelque joyeuse nouvelle ?
Le frais battement de tes ailes
Calme mon coeur profondément blessé.
Caressant, il joue avec la poussière,
La soulève en légers nuages,
Pousse vers la tonnelle de pampres
L'allègre essaim des insectes.
Il adoucit l'ardent soleil,
Rafraîchit mes joues brûlantes,
Berce les vignes en fuyant
A travers champs et collines.
Son léger murmure m'apporte
Mille saluts de mon ami;
Avant que les coteaux ne soient obscurs,
J'aurai cueilli sans doute mille baisers.
Poursuis donc ta course, vent !
Porte assistance aux amis, aux affligés.
Là-bas où de hauts murs s'embrasent
Je retrouverai bientôt le bien-aimé.
Ah ! Le vrai message du coeur,
Le souffle d'amour, la vie ranimée
Me parviendront de sa bouche seule,
Me seront donnés par sa seule haleine.
SOULEIKA
Ah l pour les ailes humides,
Vent d'Ouest, comme je t'envie,
Toi qui peux lui annoncer
Combien je souffre d'absence !
Le battement de tes ailes
Éveille en mon sein une secrète langueur;
Fleurs, regards, bois et collines
Sont en larmes sous ton haleine.
Mais ton souffle clément et tiède
Se pose sur mes paupières meurtries;
Ah! je périrais de douleur
Si je n'espérais le revoir.
Vole donc vers mon bien-aimé,
Parle doucement à son coeur,
Mais surtout ne l'afflige pas
Et cache-lui combien j'ai mal.
Dis-lui, mais surtout sois discret,
Que son amour est toute ma vie
Et que, par la joie de sa présence,
L'un et l'autre me seront rendus.
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