"Lorsque Le Camp des saints a été
publié en 1973, beaucoup ont dit que ce roman était prophétique.
Avez-vous le sentiment que ce que vous décriviez est arrivé?
Non, pas du tout. En fait, ce n'est pas un livre prophétique. C'est
une sorte de symbole ou de parabole. Si on prend le récit au pied de la
lettre, je me suis trompé puisque cet envahissement pacifique de
l'Occident par le Tiers-monde se produisait avec l'arrivée subite par
bateaux de trois millions de personnes. Cela ne se passe pas du tout de
cette façon-là. D'autre part, Le Camp des saints se déroulait
dans une unité de temps et de lieu. Aujourd'hui, ces mouvements se
produisent sur de longues distances. C'est pour cela qu'il faut prendre
le livre pour une parabole. En revanche, ce qui est important dans ce
roman ce sont les réactions de l'Occident. Ces réactions sont presque
toutes foireuses. Il y a une espèce de paralysie de l'action et de la
pensée car on ne peut pas s'opposer à des gens pauvres et affamés.
C'est çà le thème. Il n'est ni chrétien ni charitable de s'opposer.
Au nom de quoi? Or, on pourrait penser que si l'on veut s'y opposer -
pour des raisons bonnes ou mauvaises - on a le droit de le faire. Il y a
autant de raisons de se défendre que de raisons de lâcher. Là où Le
Camp des saints a une valeur prophétique, c'est qu'il a anticipé
les réactions d'aujourd'hui."
"Vos héros romanesques sont des solitaires,
des individualistes qui fuient la loi du troupeau en s'élevant contre
la notion de "collectivité". N'avez-vous pas l'impression
qu'aujourd'hui l'individu est "roi", qu'il y a eu une
formidable atomisation et que le collectif a disparu?
Si l'individu est devenu roi, il n'y a pas de royaume... Je ne crois
pas à l'individualisme de maintenant. Tout le monde se ressemble de
plus en plus. Les mentalités sont nivelées et il n'y a jamais eu
autant de conformisme qu'aujourd'hui. Je ne parle même pas du
"politiquement correct" et de toutes les tartes à la crème
qui se baladent. Il est très difficile de s'opposer à ce genre de
choses et à ce collectivisme rampant de la pensée parce
qu'immédiatement le chœur des gardiens de la conscience universelle
vous tombe dessus! L'individu se replie sur lui-même mais c'est de
façon égoïste. Il se replie sur lui-même mais il est exactement
semblable à celui qui est à côté. Donc, c'est de la blague! Tout le
monde pense de la même façon."
"Dans vos romans on trouve une
recherche
ou une célébration - parfois teintée de mélancolie - d'un monde
perdu, d'un royaume souvent imaginaire. Cette célébration de ce qui
n'est pas ou qui n'est plus, semble paradoxalement plus vivante et plus
tonique que la croyance au paradis à venir...
Dans mes romans, les gens vont chercher ailleurs et ailleurs il n'y a
rien. Puis, il y a une sorte de dernier carré formé par des gens qui
ont du panache... Et tout cela ne sert plus à rien."
"Dans Le jeu du roi, il y a une expression qui
définit bien votre univers, c'est "orphelins du rêve".
rencontrez-vous encore de ces orphelins du rêve?"
Il y a moi! Nous sommes dans un monde où il est très difficile de
se projeter dans une existence rêvée. Je ne parle pas du rêve du type
qui pense qu'il va gagner au loto. Ce monde-ci ne permet pas du tout le
rêve, ce qui explique tout ce désarroi, dans la jeunesse en
particulier. C'est quand même épatant d'avoir été jeune il y a une
centaine d'années quand ce monde s'ouvrait complètement, où l'on
pouvait découvrir je ne sais quoi, où il y avait des terres à prendre
de partout... C'était extraordinaire! Aujourd'hui le seul rêve de
conquête ou de dépassement complet c'est l'espace - qui est un univers
de machines - ou alors la vie mystique intérieure. Je n'en vois pas
d'autres. On ne sait plus où projeter nos rêves. En écrivant mes
livres, je me raconte des histoires à moi-même. mes livres racontent
à peu près la même histoire : la recherche d'un rêve absolument
irréalisable."
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