En 1925, les
Cahiers du mois lancent une enquête en cinq points sur le thème des
rapports entre l’Orient et l’Occident. Un grand nombre d’intellectuels
français est sollicité, parmi lesquels René Guénon et Louis Massignon. Le
premier vient de publier Orient et Occident (1924), le second a
soutenu sa thèse sur Mansûr Hallâj (1922) et, surtout, il commence à
devenir une autorité en matière d’orientalisme, son second Annuaire du
Monde Musulman paraissant justement en 1925. L’intérêt du présent
document est de permettre la mise en regard de leurs réponses qui
éclairent singulièrement leurs relations respectives avec l’Orient.
*
1° Pensez-vous que l’Occident et l’Orient soient
complètement impénétrables l’un à l’autre ou tout au moins que, selon le
mot de Maeterlinck, il y ait dans le cerveau humain un lobe occidental et
un lobe oriental qui ont toujours paralysés leurs efforts ?
R.G. « Si les Occidentaux ne comprennent rien à l’Orient, c’est
uniquement par l’effet d’une certaine déviation mentale qui caractérise
proprement la civilisation moderne. Il n’y a donc à cela qu’un seul
remède ; c’est de ramener l’Occident à la véritable intellectualité, dont
il a perdu jusqu’à la notion. En dehors de cette condition, il n’y a
aucune possibilité d’entente avec l’Orient ; par contre si les Occidentaux
retrouvent la connaissance des principes vrais, l’accord se fera de
lui-même dans tous les domaines. Aussi le rapprochement ne pourrait-il
s’opérer que par en haut ; il devrait donc être l’œuvre d’une élite
occidentale, dont la constitution, d’ailleurs, est fort loin d’être
immédiatement réalisable. »
L.M. : « Orient et Occident » : Est-ce la scission entre les
deux Romes l’antique et la nouvelle, puis le schisme de la chrétienté,
donc de la culture méditerranéenne : c’est-à-dire la « question
d’Orient » ; où comme le disait Léon Bloy, la maîtrise de
Constantinople, cette ville du triomphe chrétien, symbolise l’indépendance
des Lieux Saints ?
Vous ne nous proposez pourtant pas ce problème, - et vous
n’accusez pas non plus le contraste, surtout linguistique, entre Aryens
et Sémites, auxquels ces deux mots réfèrent souvent ; - le sens de vos
autres questions les fait plutôt interpréter d’après une réaction
politique récente, l’alliance slavo-japonaise contre l’hégémonie
anglo-américaine ; réaction qui remet en question toute la colonisation
mondiale entreprise par l’Europe.
Et je vous arrête là ; pour vous demande si l’essor
colonial européen, depuis le XVIe siècle, ne devait pas précisément
provoquer, en toute justice, cette réaction puissante des peuples
colonisés malgré eux, - cette vengeance, tirée sur nous, des principes de
morale que nous avons si peu pratiqués à leur égard. Par qui, sinon par
nous, vint l’incompréhension ? Oubli, non pas seulement des autres, mais
de ce que nous avons de meilleur à leur donner. »
2° Si nous sommes pénétrables à l’influence
orientale, quels sont les truchement – germaniques, slaves, asiatiques –
par lesquels cette action vous semble devoir s’exercer le plus
profondément sur la France ?
R.G. : « L’influence orientale ne pourrait s’exercer directement que sur
cette élite, qui y trouverait le plus puissant appui pour réaliser l’œuvre
à laquelle elle se consacrerait. Naturellement je parle d’une influence
orientale véritable, et celle-là ne serait sûrement pas transmise par des
intermédiaires germaniques ou slaves. Non seulement les Allemands et même
les Russes sont en réalité de purs Occidentaux, mais ils sont
certainement, avec les Anglo-Saxons, les moins aptes à comprendre la
pensée orientale ; on trouverait sans doute plus d’éléments favorables
parmi les peuples dits latins. »
L.M. : « A cause de notre conquête de l’Afrique du Nord, c’est dans un
milieu dont ma spécialisation m’interdit d’ailleurs de vous parler
longuement, le milieu musulman, qu’un vrai contact peut et doit
s’établir entre France et Orient. »
3° Etes-vous d’avis avec Henri Massis, que cette influence
de l’Orient puisse constituer pour la pensée et les arts français un péril
grave et qu’il serait urgent de combattre, ou pensez-vous que la
liquidation des influences méditerranéennes soit commencée et que nous
puissions, à l’exemple de l’Allemagne, demander à la « connaissance de
l’Est » un enrichissement de notre culture générale et un renouvellement
de notre sensibilité ?
R.G. : « L’influence de l’Orient, si elle existait, ne pourrait être
qu’éminemment bienfaisante pour l’Occident ; mais je dois constater que,
pour le moment, elle est absolument inexistante, sauf le cas de quelques
rares individualités isolées, car l’Occident est incapable de la recevoir.
Ceux qui perdent leur temps à dénoncer le « péril oriental », alors que
les Orientaux ne menacent personne, ne font aucun prosélytisme et
demandent simplement qu’on les laisse tranquilles chez eux, ce qui est
assez légitime, ceux-là, dis-je, devraient bien se rendre compte que le
vrai péril, pour l’Occident moderne, est celui qui vient de ses propres
défauts. Si certains combattent telles ou telles influences germaniques ou
slaves, ils n’ont peut-être pas tort, mais précisément parce que ce sont
là des influences occidentales, même quand elles s’affublent d’un masque
oriental. Encore une fois, qu’on ne confonde pas l’Orient avec ce qui n’en
est qu’une grossière caricature ; les idées « pseudo-orientales » sont,
bien souvent, ce qu’il y a de plus opposé au véritable esprit de
l’Orient ».
L.M. : « Au point de vue culturel, la contre-attaque prétendue de « la
connaissance de l’Est » sur le front européen n’est qu’une ruse
stratégique des transfuges européens qui montent à l’assaut de notre
vielle Cité en poussant devant eux, comme des otages, pour se couvrir, un
certain nombre d’Orientaux européanisés ; victimes innocentes dont le
langage d’occasion, décalqué sur le nôtre, à notre intention, ne saurait
rien livrer de véridique sur la psychologie orientale.
Je
ne vois aucun inconvénient à ce que telle offensive, d’un français
combatif comme Massis, se prononce contre de pseudo-hindous, ou
d’improbables Japonais, qui font danser devant nous des « paradoxes
orientaux », fabriqués en Europe de longue date. »
4° Quel est le domaine – arts, lettres, philosophie – dans lequel cette
influence vous semble devoir donner des résultats particulièrement
féconds ?
R.G. : « Je suis fort peu compétent en fait d’art et de littérature, mais
je puis affirmer que ce n’est pas dans ce domaine essentiellement relatif
qu’il serait possible d’obtenir des résultats réellement profitables,
surtout pour débuter ; ce pourrait même être tout le contraire, s’il s’y
mêlait un certain « snobisme » comme il arrive presque toujours en pareil
cas ; le goût de « l’exotisme » comme tel me semble parfaitement ridicule.
Quant à la philosophie, ce n’est là qu’un point de vue exclusivement
occidental, et qui, par les étroites limitations qui lui sont inhérentes
et par les préjugés qu’il implique inévitablement, ne peut être qu’un
obstacle à la compréhension de la pensée orientale, comme de tout ce ne
rentre pas dans ses carres. D’autre part, les travaux d’érudition auxquels
se livrent les orientalistes sont sans aucune portée et pour le moins
inutiles à l’égard de cette même compréhension, quand ils ne sont pas
nuisibles par les fausses interprétations qu’ils répandent, car
l’ignorance pure et simple vaut encore mieux que l’erreur. J’ajouterai que
la « culture générale » au sens où vous l’entendez, paraît s’identifier à
un savoir tout « profane », qui n’a que fort peu de rapports avec ce que
nous regardons comme la véritable connaissance ; tout cela est extérieur
et superficiel, incapable d’exercer une action profonde comme celle dont
j’envisage la possibilité. Il faut commencer par le commencement, je veux
dire par les principes ; en d’autres termes, il faut se placer avant tout
sur le terrain de la métaphysique vraie, qui, malheureusement est tout à
fait étrangère aux Occidentaux actuels. »
L.M. : Le véritable orientalisme, qui n’a pas encore acquis droit de cité
dans notre grande presse, établit : d’abord, que les vieilles
civilisations des nations orientales furent très supérieures à leur état
présent ; ensuite, que tous les modes d’expressions classiques défaillent
irrémédiablement ; faute d’instruments, linguistique et graphique,
robustes, aptes à les défendre contre la concurrence des outils de pensée
européens. Il n’y a donc plus de « nouveautés » en fait d’idées à
recueillir chez les Orientaux. Existe-t-il d’ailleurs pour nous, hommes,
un nombre indéfini de combinaisons intellectuelles possible ? Non, et la
plupart des originalités si attachantes du vieil Orient peuvent se
réduire, moyennant une table de transposition convenable, à une
présentation structurale différente de concepts partout semblables, dont
liste fut dressée chez nous, dès l’antiquité gréco-romaine.
Ce
qui subsiste de précieux et de rare en Orient, ce sont les hommes, c’est
une réserve naïve de jeunesse, désir de science, respect de la nature et
de la raison, une grâce, qui s’ignore, et que nous n’avons pas encore su
en faire sourdre. Quel viatique, d’ailleurs, donnons-nous à nos jeunes
étudiants orientaux, si nombreux à Paris depuis la guerre, quand ils
repartent de chez nous ? »
5° Quelles sont,
à votre sentiments, les valeurs occidentales qui font la supériorité de
l’Occident sur l’Orient, ou, quelles sont les fausses valeurs qui, à votre
avis, rabaissent notre civilisation occidentale ?
[La Rédaction des Cahiers du
mois précise que ce dernier point lui a été suggéré « par la lecture
des ouvrages de M. René Guénon »]
R.G. : « En fait de supériorité, je n’en puis reconnaître à l’Occident
qu’une seule, la supériorité matérielle, que personne ne lui envie. On ne
saurait trop insister sur ce caractère exclusivement matériel de la
civilisation moderne, dont le développement dans ce sens unique a entraîne
fatalement la perte de l’intellectualité. Il serait trop long de dresser
la liste complètes des illusions, des préjugés, des superstitions de
toutes sortes qui, à notre époque, concourent à fausser la mentalité
occidentale : croyance au progrès et à l’évolution, amour du changement et
de l’agitation, rêveries démocratiques et humanitaires. Tout cela peut se
résumer en deux tendances principales, parfois opposées en apparence, mais
en réalité complémentaires : rationalisme et scientisme d’une part,
sentimentalisme et moralisme de l’autre, tels sont les deux pôles entre
lesquels oscille l’Occident moderne. Si les choses continuent à aller de
la sorte, cela risque fort d’aboutir à quelque catastrophe, amis les
Occidentaux seuls en auront toute la responsabilité ; comprendront-ils la
nécessité de revenir à un état normal avant qu’il ne soit trop tard ?
Si un rapprochement doit se produire entre l’Orient et
l’Occident, ce n’est pas à l’Orient d’en faire les frais ; c’est en
Occident qu’une transformation essentielle devra s’opérer. Du reste,
puisque c’est l’Occident qui y a le plus grand intérêt, et de beaucoup,
c’est à lui qu’il appartient de faire les premiers pas dans la voie de ce
rapprochement, et de donner tout au moins les preuves d’une bonne volonté
sans laquelle nulle action efficace ne serait possible. On ne sauve pas
malgré lui un malade qui ne veut pas guérir ; et ce qu’il y a de plus
terrible, c’est que l’Occident actuel se complaît dans sa maladie et, loin
de la reconnaître comme telle, s’en fait gloire comme d‘une supériorité.
(…)
L.M. : « Quant à la Cité occidentale et à son
patrimoine d’expérience séculaire, tant religieuse que scientifique, notre
devoir est de la défendre jusqu’au bout, non seulement contre les
transfuges, mais plus profondément contre nous ; puisque la lutte qui
ébranle notre cité fait rage au fond de nous-mêmes entre nos évidences et
nos conjonctures, entre nos crimes et nos vertus. En ce moment, où par une
coïncidence singulière, l’enseignement laïque se diffusant à travers
l’Orient, assiste à la chute des dernières idoles, le champ clos semble
s’aplanir pour un duel final ; - et j’entrevois dans les lignes ennemis,
derrière les masques, étranges ou pervers, que nos apostats du dehors
brandissent pour séduire notre curiosité, la grâce toute franche et
fraternelle d’adversaires juvéniles qui pourraient, si nous savions leur
expliquer enfin comment s’est fondée notre Cité d’Occident, devenir,
auprès de ses premiers ouvriers un peu las, ceux de la onzième heure ».
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