Empruntant
son titre à Novalis (Poëtische Weltform), ce
livre est beaucoup plus qu’une anthologie, même si en
effet s’y déploie la fine fleur de la littérature
germanique vers 1800, et en particulier, les textes
philosophiques de ce qu’on a appelé le “premier
romantisme” (1795-1805), celui du groupe d’Iéna, autour
des frères Schlegel et de la revue l’Athenäum.
Avec un souci pédagogique dont on ne peut que leur
savoir gré, les trois auteurs et traducteurs multiplient
d’emblée les définitions, chacun à leur façon, toujours
avec clarté, et une simplicité qui équivaut ici à
l’esprit de finesse, tant sont complexes et entrelacés
les phénomènes auxquels ils se réfèrent. Joignant la
connaissance historique à une analyse sûre, la
présentation progresse ainsi à partir de la question
essentielle “qu’est-ce que le romantisme ?”, à laquelle
les romantiques eux-mêmes répondaient diversement.
Sans omettre les influences vécues par les
jeunes gens qui eurent vingt ans lors de la Révolution
française et lirent dans l’événement un écho de leur
propre souhait de radicaliser l’urgence du monde neuf,
les maîtres d’œuvre de l’ouvrage montrent comment se
constitue la pensée de chacun des acteurs du romantisme
allemand, à la fois singuliers dans leur démarche et
accueillant la réflexion de l’autre comme un
enrichissement commun. C’est toute la nébuleuse
romantique qui est convoquée dans cet essai, de Schiller
à Schelling, de Kleist à Hölderlin, de Wackenroder à
Hoffmann, de Tieck à Brentano, de Kant à Hegel (la place
me manque pour les énumérer tous comme ils le méritent).
Quelles que soient les prises de position personnelles,
le point de convergence est, non le déni de la raison au
profit du cœur (simplification commode de manuels
scolaires), mais le rejet de la raison comme vérité et
seul accès à la réalité. Au contraire, les romantiques
posent l’intuition comme acte immédiat de saisie du réel,
un acte fondamental du Moi. Il ne s’agit donc pas tant
de sentimentalité que de volonté, celle de refuser la
fracture entre l’être et l’univers. Sous l’ascendant de
Fichte, dans la mouvance post-kantienne, sans se
confondre avec l’idéalisme (ou alors revendiqué sous sa
forme “magique”), le romantisme a eu pour ambition de
retrouver le sens originaire du monde — les poètes se
sont promis de le “romantiser”, selon le vœu du
Chevalier de Hardenberg. Le génie, dont le culte
apparaît chez Friedrich Schlegel, est celui qui est
capable de comprendre l’universalité. Cette recherche du
savoir total aboutit à un sentiment d’étrangeté, qui
fonde le caractère tragique de l’âme romantique. Cette
conscience s’exaspère chez le poète, qui ressent plus
que tout autre l’exil en tentant de réconcilier
réflexion et sentiment, tendu vers l’infini, lequel se
conçoit aussi comme le beau sans limites. Il est le
magicien qui s’efforce de traduire les signes
inintelligibles et d’en restituer les significations
inouïes. D’où le fait que ces écrivains furent souvent
des scientifiques, botanistes ou géologues, d’où
également leur qualité de critiques ou d’ironistes,
unissant en un même mouvement leur pratique poétique et
la théorisation de cette pratique. “Poésie de la poésie”
ou “poésie transcendentale”, elle est une démarche de
réflexivité embrassant la différence entre le sujet et
l’objet, l’œuvre elle-même devenant mise en scène de
l’activité créatrice, liée à l’imagination
productrice — cet aspect métapoétique aura la fortune
que l’on sait. Penser un nouveau rapport de l’homme et
du monde, comme de l’artiste et son art, suppose une
méthode d’approche quasi rationnelle, qui n’exclut pas
la dimension onirique : le goût pour le fragment n’est
pas qu’une coquetterie littéraire, mais bien
l’expression de la variation et de la combinaison, entre
intuition et vérité. L’univers est perçu comme une série
de phénomènes, en terme de dynamique. S’il y a quête
d’harmonie, elle n’est pas synthèse, mais “conservation
des infinis visages du vivants”, pour paraphraser René
Char, autre héritier, et lecteur lui aussi d’Héraclite
pour qui “tout se fait par discorde”. La désignation du
pré-romantisme originel comme Sturm und Drang à
partir du titre d’une pièce de Klinger (1777) met en
lumière la violence intérieure et la lame de fonds qui
soulèverait bientôt toute l’Europe, contre l’Aufklärung.
La littérature en retira un immense profit, grâce au
pouvoir de renouvellement contenu dans le romantisme,
formidable levier. Les racines de notre modernité sont
présentes dans les questions qui agitèrent les écrivains
d’Iéna, notamment la méditation sur le langage comme
lieu ontologique.
Au terme de cette immersion à une rare
profondeur de réflexion, le lecteur se sent plus
intelligent, surtout s’il a eu la patience ou la
curiosité d’aller au bout des plus de sept cent
cinquante pages de l’ouvrage. Je veux cependant rassurer
le paresseux ou le pressé, qui pourra se promener d’un
chapitre à l’autre sans que l’intérêt ne faiblisse
jamais. L’éventail de réponses, illustrées de textes
choisis, s’accompagne d’un éclairage nourri, que ce soit
sur l’aspect esthétique ou éthique, sur religion et
mysticisme, poésie et philosophie, musique et arts
plastiques, ou encore sur la vision de l’histoire ou,
moins attendue, celle de la science. J’en recommande
toutefois la lecture intégrale, fût-elle à dose
homéopathique, tant la marqueterie de ce puzzle mérite
qu’on s’y attarde, rêvant parfois sur l’arabesque,
méditant plus souvent sur le hiéroglyphe, du livre ou de
l’univers. Comme le soulignait déjà Gœthe, le romantisme
est une maladie : l’auteur de Werther ignorait
cependant quel usage mercantile le XXe siècle
en ferait, travestissant la plus haute pensée du monde
en caricature de fadeur, dont la fleur bleue, quête
mystique d’Heinrich von Ofterdingen, est le
triste emblème dégradé.
Quant à moi, je l’avoue, mon amour du
romantisme n’est depuis longtemps plus opérable : je
souhaite que cette anthologie permette de retrouver
l’authenticité de l’aventure qui fut peut-être la plus
exaltante de l’esprit et du cœur, non seulement parce
qu’elle devait changer le regard sur la réalité, mais
parce qu’elle en appelait à réinventer la vie. Ce seul
programme devrait nous donner honte de l’avoir oublié.
Comme l’écrit Olivier Schefer, “cette modernité a le
visage de nos contradictions et de nos illusions” :
c’est exactement ce que Baudelaire avait
compris — écrire d’un lieu où tout est déjà perdu —,
après Nerval, qui, lui, en mourut, à l’instar de ses
frères allemands. Que Gérard ait pu s’écrier :
“Teutonia, notre mère à tous !” prend son sens le plus
émouvant après la lecture de cette somme passionnée. |