Tome
II des œuvres philosophiques de Novalis, dans une
nouvelle traduction due à Olivier Schefer,
Semences fait suite au Brouillon général
(Allia, 2000) et reprend le petit volume intitulé
Le Monde doit être romantisé (Allia, 2002) — on
retrouvera la formule des “Poéticismes” qui donnait
son titre à la brève version antérieure. Comme les
précédents, qu’il complète et amplifie, ce livre des
années 1797-1798 réserve bien des surprises.
L’amateur du chevalier de Hardenberg, celui qui lira
d’une traite ces pages foisonnantes, redécouvrira
une pensée d’une rare subtilité, traversée de
fulgurances, de contradictions, lesquelles
maintiennent vivante l’écriture : les fragments se
succèdent et s’organisent en une marqueterie
mouvante, un kaléidoscope d’idées et de songes, qui
jamais ne se posent ou se figent, insaisissables,
fascinants à maints égards par une légèreté et un
goût insatiable de la vie sous toutes ses formes,
abstraites ou charnelles (“L’état du monde est le
corps qu’anime le beau corps, le corps spirituel”).
Il ne se heurtera pas à une doctrine constituée en
système, mais, sans répit, sera assailli par le flot
des vagues déferlantes d’un emportement qui n’exclut
ni rigueur ni hardiesse. Ceux que la discipline
effraie pourront, eux, se lancer dans une lecture
vagabonde : ils butineront les études philosophiques
de Novalis, dans lesquelles le poète dialogue par
intermittences avec Kant, Fichte, d’autres penseurs,
et encore avec Gœthe (“à présent le véritable
gouverneur de l’esprit poétique sur terre”) ; ils
tireront substance des seuls textes publiés de son
vivant, les maximes de Pollen et les
écrits politiques, Foi et Amour, où,
incompris des frères Schlegel, ses amis de l’Athenæum,
à Iéna, dédaigné des princes, il prône une monarchie
républicaine, par-delà l’aubade à la jeune Reine
Louise ; ils feront leur miel des travaux
préparatoires à divers recueils, que la mort n’a pu
permettre d’achever : dans ces mille observations,
sensibles, intelligentes, graves ou ironiques, c’est
le visage changeant d’un être puissamment inspiré
par le réel et par le rêve qui transparaît (“Il ne
tient qu’à la faiblesses de nos organes que nous ne
nous découvrions dans un monde de fées”). L’écrivain
a été souvent réduit à une phrase trop fameuse
présentant le suicide comme acte philosophique
majeur
et à l’abnégation du Journal intime, après la
mort de sa fiancée (son âme se décomposa dans cette
souffrance, et s’y dépassa, continuant, par cet
arrachement, d’aimer Sophie) ; plus rarement, on
l’associe à la minéralogie et à la transparence
mystérieuse des gemmes. Pour qui s’attache à le
lire, il se montre sous son jour de duelliste (qu’il
fut, au sens propre), jeune homme au regard vif,
éternellement juvénile, épris de justice, en attente
de sublime.
Si son pseudonyme familial signifie la terre en
friches, Novalis a tenu les promesses de son nom,
magnifiant cette métaphore : “Tout est semence”. Le
beau titre choisi ici, qui rappelle la dissémination
naturelle présente dans Blüthenstaub, met en
valeur l’incroyable fertilité de la pensée
novalisienne, sa générosité, tournée vers l’autre et
l’ailleurs. Refusant l’enfermement des pensées
mortifères, se révèlent, au travers d’aphorismes
tantôt déroutants, tantôt rassérénants, les
variations, comme celles de la lumière, les
irisations d’une méditation en devenir. Une force,
aussi, dans la conviction, l’élan vers le monde, au
rebours d’un repli sur soi inévitablement attribué à
ce Romantique qui se fortifia dans le souhait de sa
disparition, avec ardeur et quelque chose
d’effrayant malgré tout. Il n’y a pas de
rupture entre les divers chemins empruntés : “La
poésie est l’héroïne de la philosophie”. Or, la
philosophie est dialogue, et d’abord monologue
intérieur, de sorte que l’interrogation sur le
langage, dans sa dimension ontologique, implique
l’entrelacement de l’éthique et de l’esthétique :
”Devenir un homme est un art”. S’adressant au poète
comme au lecteur potentiel, tout fragment est
anthologique, résumant une pensée qui rebondit et se
déploie par ricochets, scintillant selon les
méandres d’une arabesque compliquée, à la
trajectoire exactement calculée (on rêve à la
découverte qu’en eût fait Baudelaire). Transcendant
un désordre peu orthodoxe dans un ouvrage de
métaphysique, “La poésie unifie ce monde, comme
nous-mêmes.” Le poète est un magicien, guide suprême
vers l’idéal et la romantisation : “Chaque
mot est une incantation” qui a le pouvoir de faire
apparaître le sens, en un déchiffrage
hiéroglyphique, et d’une évidence enfantine. Il
convient d’être en éveil, guetteur face au silence,
de scruter l’univers d’un regard plus profond, avec
des yeux plus grands, voire infinis, ceux “que la
Nuit ouvre en nous”, selon le premier des Hymnes.
Loin de se perdre en des considérations éthérées, il
s’agit de se construire, de trouver un moyen de
vivre, par décision, affermissement radical de
caractère et de désir ; la religion même est un
amour volontaire (“notre vie tout entière est
un service divin”).
Un mot revient : “cœur”, qui semble interchangeable
avec “âme”, ce qu’autorise quelquefois l’allemand,
Herz et Gemüt (“Cœur — harmonie
de toutes les forces de l’esprit — tonalité
identique et jeu harmonieux de l’âme tout
entière”). Cœur de l’homme ou cœur du Christ, “clef
du monde et de la vie”, de même que les “enfants
divins” pourront comprendre l’univers et se
comprendre dans le même mouvement. L’artiste est
celui qui devine : “Le poète authentique est
omniscient — il est un vrai monde en petit.”
Mais tous, nous détenons notre destin : “Tous les
hasards de notre vie sont des matériaux dont nous
pouvons faire ce que nous voulons.” Ces réflexions
sur l’apprentissage de l’existence s’accordent avec
des questions relatives à la littérature, la
peinture, la musique, portées par l’impulsion
vitale, l’élancement originel : “La langue
authentiquement poétique doit être avant tout
organique et vivante.” Rien d’austère ou de rigide,
mais une mélancolie lucide : on pourrait multiplier
les exemples de citations drôles et
profondes, en une veine particulière de saillie,
celle qui est issue d’une distance critique — la
“poésie de la poésie”, au-delà d’un jeu de miroirs,
dit le souci constant d’être au plus près,
d’affronter l’aporie suprême, celle de la mort,
expérience face à laquelle ni choix ni refus ne sont
permis.
L’ouvrage, qui repose sur l’édition allemande de
référence,
débute par une préface suggestive d’Olivier
Schefer, consacrée aux rapports qu’entretiennent la
totalité et le fragment. En annexe, un index des
thèmes et des noms est bienvenu, ainsi qu’un
glossaire des principales notions, lequel aborde la
poésie transcendantale comme la logologie,
l’imagination ou le witz. La traduction prend
le parti de la limpidité littérale, quand le texte
est souvent dense, difficile d’accès. Refusant la
pente poétique des transpositions ornées, qui
aggravent comme à plaisir une pensée ardue, masquant
à force de tournures éblouissantes la singulière
beauté de ces pages — beauté aride et secrète — le
traducteur, lui-même nourri de cette œuvre, se fait
passeur, ajustant entre eux les mots comme
des pierres, maçon de l’improbable qui reconstruit
presque à l’identique, résistant à la
romance : la parole de Novalis, par sa grâce et son
charme, laisse alors affleurer, dans sa nudité
étrangement peu française, une vérité,
“l’âpre vérité” — peut-être l’âpre poésie, que ces
Semences feront germer dans l’esprit et le
cœur du lecteur audacieux.
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