Corinne BAYLE

 

Novalis : Semences

Novalis : Semences, traduit de l’allemand, annoté et précédé de Fragments et totalité, par Olivier Schefer, Paris, Allia, 2004

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©Europe, n°909-910, janvier-février 2005

 

 

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Voir aussi

Rouges Roses de l'oubli, par Corinne Bayle

Corinne Bayle, Note, juin 2004

Gérard de Nerval, l'Inconsolé, 2008 [Nouveau]

 

           Tome II des œuvres philosophiques de Novalis, dans une nouvelle traduction due à Olivier Schefer, Semences fait suite au Brouillon général (Allia, 2000) et reprend le petit volume intitulé Le Monde doit être romantisé (Allia, 2002) — on retrouvera la formule des “Poéticismes” qui donnait son titre à la brève version antérieure. Comme les précédents, qu’il complète et amplifie, ce livre des années 1797-1798 réserve bien des surprises.

            L’amateur du chevalier de Hardenberg, celui qui lira d’une traite ces pages foisonnantes, redécouvrira une pensée d’une rare subtilité, traversée de fulgurances, de contradictions, lesquelles maintiennent vivante l’écriture : les fragments se succèdent et s’organisent en une marqueterie mouvante, un kaléidoscope d’idées et de songes, qui jamais ne se posent ou se figent, insaisissables, fascinants à maints égards par une légèreté et un goût insatiable de la vie sous toutes ses formes, abstraites ou charnelles (“L’état du monde est le corps qu’anime le beau corps, le corps spirituel”). Il ne se heurtera pas à une doctrine constituée en système, mais, sans répit, sera assailli par le flot des vagues déferlantes d’un emportement qui n’exclut ni rigueur ni hardiesse. Ceux que la discipline effraie pourront, eux, se lancer dans une lecture vagabonde : ils butineront les études philosophiques de Novalis, dans lesquelles le poète dialogue par intermittences avec Kant, Fichte, d’autres penseurs, et encore avec Gœthe (“à présent le véritable gouverneur de l’esprit poétique sur terre”) ; ils tireront substance des seuls textes publiés de son vivant, les maximes de Pollen et les écrits politiques, Foi et Amour, où, incompris des frères Schlegel, ses amis de l’Athenæum, à Iéna, dédaigné des princes, il prône une monarchie républicaine, par-delà l’aubade à la jeune Reine Louise ; ils feront leur miel des travaux préparatoires à divers recueils, que la mort n’a pu permettre d’achever : dans ces mille observations, sensibles, intelligentes, graves ou ironiques, c’est le visage changeant d’un être puissamment inspiré par le réel et par le rêve qui transparaît (“Il ne tient qu’à la faiblesses de nos organes que nous ne nous découvrions dans un monde de fées”). L’écrivain a été souvent réduit à une phrase trop fameuse présentant le suicide comme acte philosophique majeur[1] et à l’abnégation du Journal intime, après la mort de sa fiancée (son âme se décomposa dans cette souffrance, et s’y dépassa, continuant, par cet arrachement, d’aimer Sophie) ; plus rarement, on l’associe à la minéralogie et à la transparence mystérieuse des gemmes. Pour qui s’attache à le lire, il se montre sous son jour de duelliste (qu’il fut, au sens propre), jeune homme au regard vif, éternellement juvénile, épris de justice, en attente de sublime.

            Si son pseudonyme familial signifie la terre en friches, Novalis a tenu les promesses de son nom, magnifiant cette métaphore : “Tout est semence”. Le beau titre choisi ici, qui rappelle la dissémination naturelle présente dans Blüthenstaub, met en valeur l’incroyable fertilité de la pensée novalisienne, sa générosité, tournée vers l’autre et l’ailleurs. Refusant l’enfermement  des pensées mortifères, se révèlent, au travers d’aphorismes tantôt déroutants, tantôt rassérénants, les variations, comme celles de la lumière, les irisations d’une méditation en devenir. Une force, aussi, dans la conviction, l’élan vers le monde, au rebours d’un repli sur soi inévitablement attribué à ce Romantique qui se fortifia dans le souhait de sa disparition, avec ardeur et quelque chose d’effrayant malgré tout. Il n’y a pas de rupture entre les divers chemins empruntés : “La poésie est l’héroïne de la philosophie”. Or, la philosophie est dialogue, et d’abord monologue intérieur, de sorte que l’interrogation sur le langage, dans sa dimension ontologique, implique l’entrelacement de l’éthique et de l’esthétique : ”Devenir un homme est un art”. S’adressant au poète comme au lecteur potentiel, tout fragment est anthologique, résumant une pensée qui rebondit et se déploie par ricochets, scintillant selon les méandres d’une arabesque compliquée, à la trajectoire exactement calculée (on rêve à la découverte qu’en eût fait Baudelaire). Transcendant un désordre peu orthodoxe dans un ouvrage de métaphysique, “La poésie unifie ce monde, comme nous-mêmes.” Le poète est un magicien, guide suprême vers l’idéal et la romantisation : “Chaque mot est une incantation” qui a le pouvoir de faire apparaître le sens, en un déchiffrage hiéroglyphique, et d’une évidence enfantine. Il convient d’être en éveil, guetteur face au silence, de scruter l’univers d’un regard plus profond, avec des yeux plus grands, voire infinis, ceux “que la Nuit ouvre en nous”, selon le premier des Hymnes. Loin de se perdre en des considérations éthérées, il s’agit de se construire, de trouver un moyen de vivre, par décision, affermissement radical de caractère et de désir ; la religion même est un amour volontaire (“notre vie tout entière est un service divin”).

            Un mot revient : “cœur”, qui semble interchangeable avec “âme”, ce qu’autorise quelquefois l’allemand, Herz et Gemüt (“Cœur — harmonie de toutes les forces de l’esprit — tonalité identique et jeu harmonieux de l’âme tout entière”). Cœur de l’homme ou cœur du Christ, “clef du monde et de la vie”, de même que les “enfants divins” pourront comprendre l’univers et se comprendre dans le même mouvement. L’artiste est celui qui devine : “Le poète authentique est omniscient —  il est un vrai monde en petit.” Mais tous, nous détenons notre destin : “Tous les hasards de notre vie sont des matériaux dont nous pouvons faire ce que nous voulons.” Ces réflexions sur l’apprentissage de l’existence s’accordent avec des questions relatives à la littérature, la peinture, la musique, portées par l’impulsion vitale, l’élancement originel :  “La langue authentiquement poétique doit être avant tout organique et vivante.” Rien d’austère ou de rigide, mais une mélancolie lucide : on pourrait multiplier les exemples de citations drôles et profondes, en une veine particulière de saillie, celle qui est issue d’une distance critique — la “poésie de la poésie”, au-delà d’un jeu de miroirs, dit le souci constant d’être au plus près, d’affronter l’aporie suprême, celle de la mort, expérience face à laquelle ni choix ni refus ne sont permis. 

            L’ouvrage, qui repose sur l’édition allemande de référence[2],  débute par une préface suggestive d’Olivier Schefer, consacrée aux rapports qu’entretiennent la totalité et le fragment. En annexe, un index des thèmes et des noms est bienvenu, ainsi qu’un glossaire des principales notions, lequel aborde la poésie transcendantale comme la logologie, l’imagination ou le witz. La traduction prend le parti de la limpidité littérale, quand le texte est souvent dense, difficile d’accès. Refusant la pente poétique des transpositions ornées, qui aggravent comme à plaisir une pensée ardue, masquant à force de tournures éblouissantes la singulière beauté de ces pages — beauté aride et secrète — le traducteur, lui-même nourri de cette œuvre, se fait passeur, ajustant entre eux les mots comme des pierres, maçon de l’improbable qui reconstruit presque à l’identique, résistant à la romance : la parole de Novalis, par sa grâce et son charme, laisse alors affleurer, dans sa nudité étrangement peu française, une vérité, “l’âpre vérité” — peut-être l’âpre poésie, que ces Semences feront germer dans l’esprit et le cœur du lecteur audacieux.

 

[1] Selbstöttung, que Maurice Blanchot a proposé d’entendre plutôt comme le “mourir de soi” ou le “soi comme mourir”, qu’Armel Guerne a traduit par “le meurtre de soi”, et Olivier Schefer simplement par “se donner la mort”, moins emphatique.

[2] Novalis : Schriften, Historische und kritische Ausgabe, II, das philosophische Werke, I, Stuttgart, Kohlhammer, 1965, édition sous la direction de Paul Klückhohn et de Richard Samuel.