"La destinée a déposé
entre mes mains un jeune homme qui peut devenir
tout. Il me plaisait plus que beaucoup et je fus
plus que prévenant ; aussi n'a-t-il point tardé à
m'ouvrir tout grand le sanctuaire de son cœur. J'y
ai élu domicile et c'est le lieu de mes méditations.
- C'est un homme très jeune encore, d'une taille
élancée et de belle allure, visage aux traits fins
avec des yeux noirs d'une expression magnifique
quand il parle avec feu de quelque chose de beau -
avec un feu inexprimable - parlant trois fois plus
vite trois fois plus que nous autres, l'intelligence
la plus vive et la compréhension la plus ouverte. Il
s'est acquis par les études de philosophie une
facilité luxuriante à penser philosophiquement en
beauté - ce n'est pas à la vérité qu'il vise, mais à la beauté - ses
écrivains préférés sont Platon et Hemsterhuys ; il m'a développé son opinion avec
intensité et avec feu l'un des tout premiers soirs; qu'il n'y a dans le monde point de
Mal, absolument rien de mauvais, et que tout de nouveau s'approche de l'Age d'Or. Jamais
je n'ai vu ainsi le pur éclat de la jeunesse. Sa sensibilité a une manière chasteté
dont le fond est dans l'âme et non dans l'inexpérience. Car il est déjà beaucoup sorti
(il devient aussitôt intime avec chacun), a passé une année à Iéna où il a bien
connu les philosophes et beaux esprits, et Schiller tout particulièrement. Ce qui
n'empêche qu'il n'ait été un vrai étudiant aussi, à Iéna, et qu'il s'y soit souvent
battu en duel, à ce que j'ai entendu dire. Il est très gai, encore très malléable,
gardant l'empreinte de toute forme, encore actuellement, qu'on lui impose.
La claire gaieté de son esprit, c'est encore
lui-même qui l'exprime le mieux, dans un poème où il dit : "La Nature lui avait
donné de porter toujours un regard amical vers le ciel." Ce poème est un sonnet,
écrit pour toi, parce qu'il aime beaucoup tes poésies. Mais c'est un poème déjà
ancien de quelques années, et tu ne saurais juger de son talent sur cet exemple. J'ai
moi-même examiné ses uvres : le manque extrême de maturité, tant du langage que
de la prosodie, de constantes digressions instables hors du sujet essentiel, la trop
grande longueur et la surabondance d'images à demi formées - comme pendant l'ère du
Chaos terrestre selon Ovide - rien de tout cela n'empêche de flairer en lui le bon, et
peut-être le grand poète lyrique: une sensibilité originale et belle dans sa manière,
une aptitude étendue à toutes les nuances, à toutes les notes du sentiment.
Dans le Mercure d'Avril 1791, on trouve
de lui des Lamentations d'un Adolescent. Il m'a promis ses Sonnets, et je pourrai
peut-être les joindre à cette lettre. Son nom est von Hardenberg.
Ces rapports avec quelqu'un de plus jeune que moi
me sont une volupté nouvelle, à laquelle je m'abandonne."
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