Le philosophe iranien, mort
en 1977, à Londres, fut un élève et, d'une certaine manière, un disciple de Louis
Massignon. On pense en particulier à son ouvrage consacré à la fille du prophète de
l'Islam, Fâtima. Leur rencontre remonte aux dernières années
de la vie de l'orientaliste, et Ali Shariati, comme Herbert Mason, auront assurément
apporté à Louis Massignon de grandes joies intellectuelles et spirituelles qui l'ont
aidé à supporter certains abandons, selon son propre terme, de ces anciens
collaborateurs et collègues, et dont Ali Shariati se fera d'ailleurs l'écho : "Ils
le laissaient seul, au crépuscule de sa vie, et c'était cela qui le consumait à petit
feu et brisait son cur, un cur comme le sien qui débordait de générosité
et de foi".

Sur
Ali Shariati voir
http://www.shariati.com/
"Le cours le plus remarquable du professeur
Massignon, ce n'est pas à la Sorbonne ni au Collège de France que je l'ai vu, ... mais
au pied des colonnes de la mosquée des musulmans de Paris. Il était assis là, avec
quelques marchands de légumes et quelques malheureux ouvriers arabes algériens qui, dans
la France colonialiste, avaient oublié jusqu'à leur religion et leur langue, pour leur
enseigner le Coran."
"Parmi les visages, les voix, les regards, les esprits, bref,
parmi les hommes de toutes sortes que j'ai vu défiler devant moi au cours des années, il
en est un auquel je suis tellement attaché - j'ignorais et j'ignore toujours quelle
séduction existait en lui pour me ravir ainsi - que je n'ai plus jamais pu me penser
seul, indépendamment de lui. Pas plus que je ne puis m'imaginer sans mon propre visage,
je ne puis me sentir ou me comprendre sans lui. Douze ans se sont écoulés depuis notre
première rencontre. Son souvenir me fait souffrir tous les jours un peu plus. Je l'aime
au point de sentir parfois que mon âme ne peut plus contenir mon affection pour lui,
qu'elle en déborde, que mon cur, sur le point d'éclater, n'en peut plus. Il arrive
que son souvenir fasse comme refluer tout le sang de mon corps vers le cur, où il
se presse pour s'y engouffrer de force, sans y parvenir, dans une lutte impossible qui me
fait souffrir. Le cur me fait mal, ma respiration s'arrête, ma gorge se noue, mes
yeux et tout mon corps devient brûlants. Cela me tourmente beaucoup ; je voudrais pouvoir
pleurer un peu, pleurer à chaudes larmes, pour me soulager, mais j'ai honte qu'on me dise
: "Regardez-le, cet homme respectable, en train de pleurer pour son professeur!
Serais-tu un gamin du jardin d'enfants, ou une petite élève du primaire? Qu'est-ce donc
que ce Massignon? Faut-il donc en faire tant de cas?..."
Je crains, j'ai peur qu'on ne me dise pareille chose, à moi, à
lui, à nous... Ce serait terrible. Je crois que si un jour mes oreilles devaient entendre
cela, j'en perdrais la vue et la parole, mes jambes se paralyseraient. Cela fait déjà
six ans qu'il est parti. Et voici que je me traîne dans ce "sans toi" amer et
douloureux, ô mon cher Massignon, mon ange incomparable. Durant ces six années, je n'ai
cessé d'écrire, de parler de toi : ma plume n'a pas quitté mes doigts un seul instant.
Elle est la seule compagnie qui puisse apaiser un peu en moi le vide de ton absence, qui
puisse réduire l'implacable cruauté..."
"Ô Dieu, qui est infidèle? Qui est musulman?
Qui est chi'ite? Qui est sunnite? Quelle est la frontière exacte qui sépare chacun
d'eux?
Massignon, cet océan de science, qui s'est plongé durant 27
années entière dans la vie de Salmân, le premier fondateur historique du chi'isme en
Iran, qui a poursuivi durant toute sa vie des recherches au sujet de la personnalité et
de l'influence posthume de sainte Fâtima dans l'histoire des peuples, rassemblant toutes
les informations dispersées au cours de l'histoire dans les sources arabes, persanes,
turques, latines et même mongoles, lui dont tout l'être s'enflammait chaque fois qu'il
parlait de Fâtima, de la mystique islamique ou de Salmân... un infidèle? (...)
- Ô Dieu, dis-moi, comment toi, tu vois les choses! Comment
juges-tu? S'éprendre des "Noms" [ des Infaillibles, des saints Imâms ],
est-ce cela le chi'isme? N'est-ce pas plutôt de connaître ceux qui portent ces noms? Ou
plus encore, d'imiter leurs murs?"
Ces extraits sont tirés d'un ouvrage de Ali
Shariati, intitulé Kavir (Le Désert), cf. Michel Cuypers, "Une
rencontre mystique : 'Ali Shari'ati - Louis Massignon", in Louis Massignon et ses
contemporains, Karthala, 1997
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