"Il ne peignit jamais de visages,
ses personnages, le plus souvent, nous sont montrés de dos et nous avons
pourtant le sentiment, parfois, infiniment troublant, dans le mouvement
même de l'anamnèse, que ses tableaux nous regardent, comme s'ils nous
étaient soudain devenus des visages : ici l'Ame du Monde rencontre l'Ange
de la face, dans la lumière d'un regard - et qu'est donc l'épreuve du
regard, sinon l'épreuve de l'éveil même du sens, quand le monde se recrée
en se transfigurant?"
Michel
Le Bris, Journal du romantisme, Skira, 1981
Parmi les
personnages vus de dos que l’on rencontre sur les
tableaux de Friedrich, tous ne revêtent pas la même
signification. Pourtant, en règle générale, s’ils
sont représentés en cette posture, c’est parce que
ce qu’ils contemplent s’avance au-devant de
nous. C’est en cela que Friedrich peut être dit un
peintre visionnaire, même si ses visions ne
présentent que rarement un aspect visionnaire, comme
un William Blake. L’expérience spirituelle de
Friedrich est celle des
théosophes, pas des
visionnaires. Il ne confond pas la Terre céleste et
le Monde céleste, comme un Swedenborg.
C’est le monde
de l’Esprit qu’il nous donne à contempler. Ses
visions s’originent dans le « fond de l’être ».
La
jeune fille à sa fenêtre, qui représente sans
doute Caroline Bommer, son épouse, regarde à
l’extérieur, mais sa contemplation est intérieure.
Elle est une image de la contemplation, comme nombre
de personnages de l’œuvre de Friedrich. Dans son
célèbre tableau : Les blanches falaises de Rügen,
un personnage désigne du doigt un point où porter
son regard, à un second personnage. Le troisième
contemple, et sa contemplation est intérieure.
Le
voyageur au-dessus de la mer des nuages
contemple un paysage qui ne peut être qu’intérieur.
Ce qu’il voit, depuis le sommet où il se tient,
c’est un paysage intermédiaire, intermédiaire
entre le monde terrestre et le monde céleste, ce
qu’il contemple, c’est la Terre céleste.
C’est
aussi l’image de ce Ciel tel que le contemple les
Anges.

Anges, 1826
La
femme au coucher du soleil (1818), n’est pas un
personnage du monde terrestre, elle figure notre âme
contemplant le monde intérieur, qui est
son
monde, le Monde de l’Ame.
La grande
réserve
Dans
La grande réserve (1833), il n’y a pas de
personnages, car nous entrons avec ce tableau dans
la dimension la plus secrète de la contemplation,
celle qui est de l’ordre des théophanies.

Le monde
qui est donné à voir dans ce tableau n’est pas le
monde terrestre, ni le monde intermédiaire, il
procède d’une vision intérieure et il marque un
seuil, le seuil de ce « désert » dont toutes les
images sont absentes. Il s’agit par conséquent d’un
paysage visionnaire très particulier, qui n’est pas
du monde intermédiaire, mais qui procède du « fond
de l’être ».
« Nous percevons
plus que ce que nous percevons ; mais nous
conservons seulement ce que nous percevons », dira
Friedrich. Dans La grande réserve, quelque
chose a été conservé de ce qui habituellement nous
échappe, et c’est pourquoi ce tableau, dont tout
symbolisme est absent, constitue une œuvre majeure,
non seulement dans l’œuvre de Friedrich, mais de
l’histoire de l’art, d’Orient et d’Occident.
C’est un paysage
qui s’avance au-devant de nous, c’est-à-dire
depuis le « fond de l’être ». On sait qu’au-delà
cessent toutes les images – les théophanies
formelles.
C’est pourquoi, en
conclusion, il est possible de dire : « Visionnaire,
l’œuvre de Friedrich l’est incontestablement,
pourtant elle nous conduit en un désert ». |