Une
amitié a compté dans l’existence de Théodore Monod, celle de Amadou
Hampâté Bâ, disciple du fameux Tierno Bokar, qu’on surnommait le sage de
Bandiagara et qui « fut sans doute le dernier grand mystique africain ».
En 1938, Amadou Hampâté Bâ était un simple fonctionnaire, exilé à
Ouagadougou, mais il avait aussi un grand dessein : celui de faire connaître
l’enseignement de Tierno Bokar, et c’est à cette occasion que Théodore
Monod fit sa connaissance, par le truchement d’un manuscrit qu’il voulait
lui soumettre. C’est d’ailleurs ainsi qu'il entra aussi en relation avec Louis Massignon, puisque c’est à ce dernier qu’il confia le
manuscrit, sur lequel il voulait un avis autorisé.
Ce manuscrit sera publié en 1957, mais dans l’intervalle, Théodore Monod
sera entré dans l’intimité du « Sage de Bandiagara » :
« C’est une grande joie pour le chercheur sincère et sans doute un
des rares motifs qui lui reste de ne pas désespérer entièrement de l’être
humain, que de retrouver sans cesse, dans tous les temps, dans tous les pays,
chez toutes les races, dans toutes les religions, la preuve de cette affirmation
de l’Écriture : « L’Esprit souffle où il veut » (1943)
« Il
était musulman et j’étais chrétien, dit Théodore Monod d’Amadou Hampâté
Bâ. Mais nos convictions religieuses convergeaient vers la même direction ». Amadou Hampâté Bâ était né en
1900 à Bandiagara, au Mali, dans une famille aristocratique peule. Élevé, en
tant que fils de chef, à ce qu’on appelait alors « l’école des
otages », dont il s’enfuira, il finit par être envoyé après bien des
vicissitudes au Burkina Faso comme humble fonctionnaire. Mais lorsqu’il rentre
à Bamako, en 1933, c’est pour une longue retraite spirituelle auprès de
Tierno Bokar dont il consigna par écrit l’enseignement ésotérique.
Cinq ans plus tard, il en remettra le manuscrit à Théodore Monod qui, en 1942,
sauvera Amadou Hampâté Bâ de l’exil, en France cette fois, et peut-être
d’un danger plus grand, en le nommant à la section Ethnologie de l’IFAN, à
Dakar. Commence alors une carrière universitaire où il s’efforce de
recueillir quantité de traditions orales – ce qui constituera son grand
ouvrage sur l’Empire peul du Macina. En 1951, il passe un an en France et se
lie d’amitié avec Marcel Griaule et Louis Massignon. En 1958, au moment de
l’indépendance du Mali, il fonde un Institut de Sciences humaines, et surtout
en 1960, il est délégué du Mali auprès de l’UNESCO dont il est élu deux
ans plus tard, et pour huit ans, membre du Conseil exécutif. C’est en 1962,
à la tribune de l’UNESC0 qu’il aura cette formule souvent rapportée :
« En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui
brûle. » Il passera les dernières années de sa vie à écrire –
ses romans sont tous disponibles – et à travailler au rapprochement entre
l’islam et le christianisme. Il meurt en 1990.
Amadou
Hampâté Bâ était musulman, membre de la confrérie islamique Tidjaniya et
disciple de ce Tierno Bokar à qui Théodore Monod vouait tant d’admiration.
Il est vrai que l’enseignement du Sage de Bandiagara ne pouvait que le séduire :
« Je ne m’enthousiasme que pour la lutte qui a objet de vaincre en nous
nos propres défauts. Cette lutte n’a rien à voir, hélas, avec la guerre que
se font les fils d’Adam au nom d’un Dieu qu’ils déclarent aimer beaucoup,
mais qu’ils aiment mal, puisqu’ils détruisent une partie de son œuvre »,
ou encore : « En vérité, une rencontre des vérités essentielles
des diverses croyances qui se partagent la terre pourrait se révéler d’un
usage religieux vaste et universel. Peut-être serait-elle plus conforme à l’Unité
de Dieu, à l’unité de l’esprit humain et à celle de la Création tout
entière ». Mais ce qui bouleversait Théodore Monod était que Tierno
Bokar qui avait vécu dans une province reculée du Mali tînt des propos
identiques à ceux de certains auteurs chrétiens d’Europe. Il disait alors de
ces « rapprochements de l’esprit » qu’ils « confondent
l’imagination et démontrent que le progrès moral et spirituel n’est pas
l’apanage d’un siècle ou d’une race. »
Pour
en revenir à Amadou Hampâté Bâ, sa personnalité le rapproche de celle
d’un Massignon ou de Théodore Monod : il était « inclassable »
lui aussi : « Je suis, disait-il, à la fois religieux, poète peul,
traditionaliste, initié aux sciences secrètes peule et bambara, historien,
linguiste, ethnologue, sociologue, théologien, mystique musulman, arithmologue
et arithmosophe ». Il portait aussi sur l’influence occidentale au Mali
(l’ancien Soudan) et en Afrique en général, un regard très critique, de son
point de vue de traditionaliste : « Déjà au temps de la colonisation,
commença le travail de sape de l’éducation traditionnelle. On lutta par tous
les moyens aussi bien contre les écoles coraniques que contre les ateliers de métiers
traditionnels qui, en fait, étaient des centres de transmission de tout un
ensemble de connaissances, aussi bien techniques et scientifiques que
symboliques et culturelles, voire métaphysiques ». Sans doute sa fréquentation
a-t-elle permis à Théodore Monod de prendre conscience très tôt de ce problème
fondamental : « Il n’y avait pas, comme dans notre société
moderne, le sacré d’un côté et le profane de l’autre. Tout était lié,
parce que tout reposait sur le sentiment profond de l’unité de la vie, de
l’unité de toutes choses au sein d’un univers sacral où tout était interdépendant
et solidaire. »
Traditionaliste,
Amadou Hampâté Bâ affirmait aussi: « On se condamne à ne rien
comprendre à l’Afrique traditionnelle si on l’envisage à partir d’un
point de vue profane. » Cette réflexion pose un autre problème qui est
celui de la compréhension mutuelle entre les cultures et les religions et, par
conséquent, du dialogue ou de l’absence de dialogue entre elles. La
connaissance de l’autre implique, en effet, d’adopter le point de vue de
l’autre, - c’est ce qu’on appelle « le décentrement mental »
-, de le connaître tel que lui-même se connaît, ou, en d’autres termes, de
se rapprocher de lui, non en soi-même, mais en lui, faute de quoi on ne le
comprend qu’à travers soi-même, ce qui est la pire manière de dialoguer. Ce
qui est vrai pour le dialogue entre les cultures, l’est également pour la
rencontre entre les religions. Mais elle implique en plus un respect mutuel qui
est plutôt une sympathie au sens étymologique du terme. Elle implique un
certain regard porté sur l’autre que Amadou Hampâté Bâ définissait ainsi,
à la suite de Tierno Bokar : « Ce qu’il faudrait, c’est toujours
concéder à son prochain qu’il a une parcelle de vérité, et non pas dire :
« Toute la vérité est à moi, à mon pays, à ma race, à ma religion ! »
Non ! La vérité ne peut être nulle part entière. On ne peut pas la
saisir, parce que la Vérité, c’est Dieu ». On ne peut douter que Théodore
Monod a pratiqué le « décentrement mental » pour entrer en
dialogue avec les autres cultures – par exemple, avec ces nomades à qui il
portait beaucoup d’admiration – et avec les autres religions. Mais c’est
surtout qu’il estimait que, indubitablement, le dialogue entre les hommes, à
la hauteur de leur humanité, ou entre les religions, tel qu’il devrait être,
est d’abord un dialogue du cœur et de l’Esprit.
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