"Mon roman avance à grands pas : douze cahiers
imprimés sont à peu près terminés. Tout le plan repose, passablement détaillé, dans
mon esprit. Il y aura deux volumes ; j'espère avoir terminé le premier dans trois
semaines. Il contiendra les prémices et le piédestal de la deuxième partie. L'ensemble
sera une apothéose de la poésie. Henri d'Ofterdingen acquiert la maturité poétique
dans la première partie, pour être transfiguré en poète dans la seconde. Il aura
maintes ressemblances avec le Sternbald, sauf la légèreté ; mais ce défaut ne
sera peut-être pas préjudiciable à son contenu. Ce sera une première tentative à tous
points de vue, le premier fruit de la Poésie réveillée en moi : sa résurrection est le
plus grand mérite de ta rencontre. Parmi les spéculatifs, j'étais devenu complètement
spéculation. Il s'y trouve quelques chants à ma manière. Je me complais beaucoup dans
la romance proprement dite. Je tirerai de mon roman un profit multiple, - ma tête
grouille d'idées de romans et de comédies. Si je te vois prochainement, j'apporterai à
titre d'échantillon un récit et un conte extraits de mon roman."
Novalis, lettre à Ludwig Tieck, 23 février
1800
*
Lorsque nombres et
figures ne seront plus
La clef de toutes
créatures,
Lorsque tous ceux qui
s'embrassent et chantent
En sauront plus que les
savants profonds,
Lorsque le monde
reprendra sa liberté
Et reviendra au monde se
donner,
Lorsqu'en une clarté
pure et sereine alors
Ombre et lumière de
nouveau s'épouseront,
Et lorsque dans les
contes et les poésies
On apprendra l'histoire
des cosmogonies,
C'est là que s'enfuira
devant un mot secret
Le contresens entier de
la réalité.
*
La Fleur bleue
"Il [Henri] se trouvait sur un moelleux gazon,
tout au bord d'une source qui sortait en plein air, et où ses eaux, apparemment,
s'évanouissaient. Des roches d'un bleu sombre striées de veines multicolores se
dressaient à une certaine distance : mais la lumière du jour était plus limpide et plus
douce autour de lui que d'ordinaire, et le ciel, d'un azur presque noir, était
parfaitement pur. Ce qui, pourtant, le fascinait avec la force irrésistible d'un charme
tout-puissant, c'était, et ici-même, tout auprès de la source, une fleur élancée et
d'un bleu lumineux qui l'effleurait de ses larges feuilles resplendissantes. Des fleurs
sans nombre et de toutes les couleurs se pressaient autour d'elle, embaumant l'air du plus
exquis parfum. Il ne voyait cependant que la seule fleur bleue, et longuement, avec une
tendresse qu'on ne saurait dire, il attacha ses regards sur elle. A la fin, comme il
voulait s'approcher d'elle, il la vit tout soudain qui bougeait et commençait à se
transformer ; les feuilles se faisaient de plus en plus brillantes et venaient se coller
contre la tige, qui elle-même grandissait ; la Fleur alors se pencha vers lui, et ses
pétales épanouis se déployèrent en une large collerette bleue qui s'ouvrait
délicatement sur les traits exquis d'un doux visage. Dans un étonnement émerveillé et
délicieux qui ne cessait de croître, il suivait la métamorphose singulière, quand,
brusquement, il fut réveillé par la voix de sa mère et se retrouva là, sous le toit
paternel, dans la chambre commune où le soleil matinal, déjà, mettait son or." |