L'article, « Mystères christiques », récemment repris dans le
dossier H, aux éditions de
l'Age d'homme, consacré à Frithjof Schuon, en 2002, a paru en juillet -
août 1948 dans la revue Études traditionnelles et il fut l’objet
d’une polémique avec René Guénon, pour qui, comme on le sait, les
sacrements chrétiens auraient perdu leur caractère initiatique aux
alentours du Concile de Nicée, lorsque le christianisme, de religion
ésotérique, est devenu une religion de la Loi, exotérique. On se rappelle
ce qu’il en dit dans Aperçus sur l’ésotérisme chrétien : « Loin de
n’être que la religion ou la tradition exotérique que l’on connaît
actuellement sous ce nom, le Christianisme, à ses origines, avait, tant
par ses rites que par sa doctrine, un caractère essentiellement
ésotérique, et par conséquent initiatique ». Or, la question des
sacrements est essentielle pour juger de l’ésotérisme chrétien. Ou bien
ceux-ci ont conservé leur caractère initiatique, et alors la « voie »
chrétienne est une voie ésotérique que tout baptisé peut emprunter
ou bien non, et l’initiation doit alors se rechercher dans d’autres
traditions, hébraïque ou islamique.
En quoi consiste
l’argumentation de Frithjof Schuon ? D’abord, ce dernier ne
conteste pas que « le Christianisme, intégralement ésotérique et
initiatique à l’origine et par définition, a dû réaliser une application
intégralement exotérique », mais cela n’empêche pas que « les moyens de
grâce restent ce qu’ils sont par définition ». Quels sont ces « moyens de
grâce » ? Le Baptême et la Confirmation : « S’il est hors de doute que
le baptême confère la virtualité de l’état primordial, donc édénique,
puisqu’il lave du « péché originel » qui est précisément ce qui sépare
l’homme de cet état, le complément de ce rite sera la Confirmation qui,
elle, confère la virtualité de l’état christique, donc, suprême… »
Ainsi l’exotérisme chrétien
vise-t-il « la plénitude de l’état humain », qui est la réalisation de
l’état édénique, tandis que la finalité de l’ésotérisme chrétien reste,
comme dans toutes les traditions ésotériques, la « réintégration dans le
Divin », en Dieu Un et Trine, mais aussi en relation avec l’Essence
divine, la « Divinité comme Telle ». La « déification » de l’homme
comporte trois stations qui sont purification, perfection, union, par
lesquelles on franchit les seuils orientaux
de notre condition
terrestre, « occidentale » : l’Orient, l’Orient de l’Âme, pour atteindre
l’Union, au sein de cet Océan de la Divinité qui signifie notre
theosis,
ou déification.
Quant à l’Eucharistie, elle
est le moyen de grâce « central » du Christianisme. Elle est à la fois « une
initiation et un moyen de méthode spirituelle », moyen « passif »,
explique Frithjof Schuon, qui implique la pratique d’un moyen « actif » ,
à savoir l’invocation du Saint Nom de Jésus, tradition du christianisme
oriental, ou du Rosaire, qui est la tradition du christianisme occidental
– latin – équivalente. Dans ce « moyen», le Nom de
Marie « actualise les perfections virtuellement inhérentes à
l’individualité humaine » et le Nom de Jésus « actualise la divinité
potentiellement inhérente à toute créature, et virtualisée par la
Confirmation ».
A l’argumentation de Frithjof
Schuon, on peut confronter ce que Denys l'Aréopagite dit des sacrements
(d’après La Hiérarchie ecclésiastique)
:
1 - Le Baptême ou
« illumination »
Le baptême est le premier
degré de l’initiation chrétienne, qui est symbolique de « la sainte
naissance de Dieu en nous ». Le terme de la « voie » chrétienne est, en
effet, la déification, et « être déifiés, c’est faire naître Dieu en
soi ». Mais il s’agit de ne pas
considérer seulement le rite lui-même. C’est qu’en effet, « les symboles
sacrés sont les signes sensibles des mystères intelligibles ; ils montrent
la route et conduisent vers eux, tandis que les intelligibles constituent
le principe et la science de tout ce que la hiérarchie contient
d’allégories sensibles » (II, 3, § 3)
2 - La Communion
Elle
est « le sacrement des sacrements », et elle est appelée
communion, car « toute opération sacramentelle
consiste bien à unifier en les déifiant nos vies dispersées, à rassembler
dans la conformité divine tout ce qui en nous est divisé, à nous faire
entrer ainsi en communion et en union avec l’Un » (III, § 1). Autrement dit, « la fin de
tous les sacrements et leur élément capital consistent toujours à faire
participer celui qui les reçoit aux mystères de la Théarchie. Aussi la
science sacerdotale a bien fait d’attribuer à la communion un nom qui
signifie en vérité l’essence même de son opération. » Comme pour le baptême, il est
question dans la communion de considérer, au-delà des « seuls symboles
divins », « le saint principe du rite sacramentel » : « O saint sacrement,
le plus divin de tous les sacrements, soulève les voiles énigmatiques qui
t’enveloppent de leurs symboles, révèle-toi clairement à notre regard, et
emplis les yeux de notre intelligence d’une lumière unifiante et
manifeste ! » (III, 3, § 2)
3 - L’Onction
Il s’agit du « rite
consécratoire de la sainte bénédiction de l’huile » qui sera utilisée dans
presque toutes « les cérémonies hiérarchiques », y compris pendant le
baptême : « En nous initiant très saintement au sacrement grâce auquel
Dieu naît en nous [le baptême], nous recevons l’infusion de l’Esprit
théarchique par l’onction sanctifiante des saintes huiles »
« Levons saintement
les yeux jusqu’au Principe de toute initiation. Recevons de lui-même le
dépôt des saints mystères, et nous confesserons alors ces vérités dont nos
rites ne sont que des expressions sensibles, ces réalités invisibles dont
elles sont les images visibles » (II, 3, § 3)
Il existe une hiérarchie
céleste, qui est celle des anges, et il existe une hiérarchie « légale »
qui est celle des hommes. Or, dans cette dernière hiérarchie, « le
sacrement, c’est l’accession des âmes au culte selon l’esprit » (V, 1, §
2).
« La très sainte célébration
des sacrements, écrit le Pseudo-Denys, a pour vertu première, en
conformité avec Dieu, de purifier saintement les imparfaits ; pour vertu
moyenne d’illuminer et d’initier ceux qu’elle a purifiés ; pour vertus
dernières, qui résument les précédentes, de parfaire les initiés dans la
connaissance des mystères auxquels ils ont accès » (id, § 3).
Il n’est par conséquent aucun
motif pour que les sacrements chrétiens n’opèrent pas toujours, et pourvu
qu’on veuille s’élever au-dessus des rites, ils sont bien au contraire les
« moyens de grâce » dont disposent tout chrétien
initié,
c’est-à-dire tout baptisé, pour atteindre ce qui constitue le terme de
toute voie ésotérique : sa déification. Autrement dit, la « triple vertu
liée à la célébration des sacrements », pour reprendre l’expression du
Pseudo-Denys, est parfaitement opératoire, même si elle n’est sans doute
revendiquée que par un tout petit nombre :
« La sainte naissance de Dieu
en nous est une purification et une illumination éclairante »
« Les sacrements de la
communion et de l’huile sainte sont une connaissance et une science
parfaites des opérations divines ».
« Par elles s’achèvent
saintement et l’ascension unifiante vers la Théarchie et la très sainte
communion avec elle » (V, 1, § 3).
En définitive, nous nous
trouvons avec l’ésotérisme chrétien, dans un cas de figure unique. Les
moyens spirituels mis en œuvre, à savoir les sacrements, permettent
d’atteindre la theosis de l’homme, sa déification, et cependant il
n’est jamais question, dans le christianisme, que de son salut, comme le
remarque Frithjof Schuon dans la note 5 des « Mystères christiques » :
« Pour gagner le Paradis des justes, l’homme n’a pas besoin de la
« plénitude du Saint-Esprit » que confère la Confirmation : les Chrétiens
sont les premiers à l’affirmer, puisque la Connaissance intellectuelle, à
leur avis, n’est pas nécessaire pour le salut. Il y a donc, dans le
Christianisme, une singulière disproportion entre les moyens spirituels,
qui sont transcendants, et la doctrine, qui n’admet, du moins dans ses
formulations générales, et surtout chez les latins, qu’une finalité
individuelle »
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