« Le soufisme est une vision occidentale. Dans la
vision occidentale représentée par Maître Eckhart,
par Jacob Boehme et ses suivants, qui sont pour
ainsi dire personnifiés par ces deux personnages,
l’on postulera au contraire, que c'est par manque
d'ego, parce que l'ego est mutilé, qu’il n’est pas
intégral et qu'il ne s'appuie pas sur sa double
polarité d'ombre et de lumière, qu’il est
emprisonnant. Maître Eckhart, en ce grand moment de
l'histoire de l’occident, notera : il y a le « Gottheit »,
c'est-à-dire le divin, et puis, le Dieu
personnel, en rapport avec la personne humaine et
ses faiblesses. Ce Dieu personnel : « Gott »,
est à dépasser dans le Divin. « Gottheit » est
l'état d'Unité, de Divinité, dans lequel doit venir
s'éteindre le Dieu personnel et la personne
humaine. En cela, on l'a montré de façon assez
sournoise -, il est vrai que la vision de Maître
Eckhart est très proche de la vision asiatique, qui
est d'éteindre la personne humaine dans un
inconnaissable.
À l'inverse, Jacob Boehme indiquera : c'est le
passage de l'Absolu à la personne humaine qui
constitue la naissance même de la personne. Il
s'agit de préserver, d'entourer cette naissance de
la personne à elle-même, qui naît du désir de
l'Absolu.
Et ici, nous retrouvons le soufisme : ce trésor
caché désire absolument être connu, c'est le «
nunc aeternitatis », un maintenant éternel.
C'est cela qui est recherché et qui constitue pour
Boehme, la naissance de la personne à elle-même et
la naissance de Dieu à lui-même et à la personne. Le
Dieu nuit constamment de ce mouvement de passage à
la personne. Donc, il s'agit de devenir une
personne, et non pas d'annihiler la personne en
Dieu. C'est l'acte du mouvement d'exister qui crée
la personne, et de ce mouvement va naître, ce que
l'on a appelé le Divin, un Dieu. » (60)
« Beaucoup pensent, tout à fait légitimement dans un
certain sens, que ce qu'il faut, c'est accroître ses
connaissances, sa culture, avoir un bagage de plus
en plus riche, pour pouvoir jouir de plus en plus de
la vie et de l'existence. Il est intéressant de
savoir que certains illuminés, certains hommes ont
reçu l'éclair dont on parlera souvent, un éclair,
comme Jacob Boehme, - dont je vous recommande la
lecture, ainsi que celle de Maître Eckhart, de
Platon, ou aujourd'hui celle de Heidegger, de
Husserl. » (40)
« Jacob
Boehme était cordonnier, il menait une vie tout à
fait paisible, et un jour, en observant un pot
d'étain, il a vu ce pot briller d'une façon
extraordinaire. Il regarde, se dit, il n'y a
pourtant pas de soleil et il reste là, immobile,
pendant quelques heures. Il a expliqué : cette
lumière - c'est un cas tout à fait classique -, m'a
fait comprendre absolument toute la structure du
monde, de Dieu, des créatures, du plérôme. Nous
vivons encore avec ces grands schémas de pensée qui
sont les mêmes que ceux de Descartes, les mêmes que
ceux de Leibniz. Il se demandait: mais comment
est-ce possible que je comprenne cela, moi qui suis
un savetier, totalement ignorant. La lumière d'un
objet, l'authentification de ce dont nous parlons,
est que, si l’instant se met à briller, si la pièce
se met à briller, c'est qu'il s'est passé quelque
chose. Cette lumière physique, réelle, qui apparaît
sur le pot d'étain, est la même que la Lumière de
l'entendement, de l'Entendement pur, de l’Esprit.
C'est une visite qui peut nous prendre à n'importe
quel moment, par surprise, et nous sommes
continuellement visités par cette Lumière, mais elle
est éteinte, nous ne nous en souvenons pas, nous
l'oublions aussitôt qu’elle apparaît, parce qu'elle
contrarie notre besoin d'augmenter, d'avoir plus,
d'être plus. Nous nous souvenons, mais nous oublions
en même temps, et l'on ne peut pas à la fois se
souvenir et oublier. » (40)
« On dispose d’une
volonté à laquelle il faut accorder un
apprentissage, elle va être en rapport avec une
vision, un entendement, un pur entendement, sans
représentation, sans images. Comme le disait
Hölderlin, nous avons à apprendre certaines choses
par nous-mêmes, et non que quelqu’un nous les
apprenne (…)
Cette possibilité
est donnée à tout le monde, ce n’est pas le
privilège de certains, qui seraient plus doués, plus
sensibles ou plus intelligents. Ce qui est la base,
c’est cette différenciation qualitative, entre
vous-mêmes et vous-mêmes ; ce n’est pas seulement le
privilège de Jacob Boehme. » (47-48) |