IBN ‘ARABI est un des hauts lieux de l’univers
spirituel musulman. Son œuvre, qui est considérable,
a profondément retenti dans l’Islam, et au-delà, au
cours de la période arabe du monde.
Notons à ce propos qu’on a fait trop de bruit
peut-être autour de l’influence arabe dans des
domaines particuliers et sur certains auteurs -
notamment celle d’Ibn ‘Arabi sur Dante, si
laborieusement décelée - alors que c’est tout le
moyen âge qui était largement imprégné des
raffinements de la seule culture arabe (et comment
ne pas évoquer dans le milieu même de Dante Brunetto
Latini, et aussi Guinicelli, Cavalcanti, Dino
Frescobaldi, Cino da Pistou et tant d’autres). C’est
là réduire les grands problèmes à l’échelle des
savants et des universitaires. Il semble bien en
effet, à une certaine hauteur, et d’une façon
beaucoup plus générale, que c’est le rythme
islamique qui, à une période donnée, anima les
vérités d’ordre spirituel dans une grande partie de
l’univers. D’autres rythmes, à d’autres époques,
s’emparent de ces mêmes vérités, les rendant souvent
méconnaissables. Et l’histoire, non plus qu’aucune
de nos sciences dites exactes, ne s’intéresse jamais
à la raison subsistante de ces rythmes, mais demeure
préoccupée de ce qui est continuellement soumis aux
changements : le passé, alors que seul l’avenir
vivant mérite et supporte à la fois notre attention
puisqu’il est, et de façon continue, toujours
présent.
L’œuvre d’Ibn ‘Arabi, et particulièrement l’ouvrage
intitulé Fuçuç al Hikam, a suscité un grand
nombre de commentaires (nous en connaissons environ
quarante, en arabe, en persan, et en turc, consacrés
à ce seul traité qu'il faut ajouter aux deux
commentaires écrits par Ibn ‘Arabi lui-même,
intitulés : Naqch al Fuçuç et Miftah al
Fucus, dans lesquels il s’explique et où il
indique sur quelle base métaphysique il se place
pour son interprétation symbolique des récits du
Coran) et des critiques innombrables. Outre son
importance propre, au point de vue doctrinal, le
vigoureux mouvement imprimé par Ibn ‘Arabi à tous
les milieux attachés à la spiritualité fut
l’occasion d’une mise en discussion générale de
toute l’expérience mystique. Ibn ‘Arabi n’est pas
seulement un penseur mystique du XIIe siècle, il est
comme le creuset, déjà rougi au feu de sa vie
intérieure, où vient se fondre toute la matière
spirituelle musulmane antérieure à son temps (et
notamment la plus précieuse, l’ismaélite, minéral
privilégié à plus d’un titre, extrait de la mine
ésotérique de l’Islam) et d’où resurgit,
vigoureusement frappée à son sceau, une matière
régénérée, unifiée pour toujours.
Ces très brèves considérations liminaires suffiront
peut-être pour justifier notre attitude vis-à-vis de
la mise en français d’un des textes fondamentaux du
soufisme, et c’est donc avec reconnaissance que nous
accueillerons par avance la traduction par M. Titus
Burckhardt de l’une des œuvres maîtresses d’Ibn
‘Arabi, mais nous considérons aussi que rendre
hommage à son initiative autrement qu’armés des plus
sévères exigences serait trahir du même coup la
mémoire du Sheikh al akbar et le respect que nous
devons à tous ceux qui tenteront de connaître sa
pensée.
Que la parution en français, et pour la première
fois dans une langue européenne, de la Sagesse
des Prophètes de Muhyid-din Ibn ‘Arabi dans la
traduction de M. T. Burckhardt, et inauguralement
pour la série « Islam » de la collection dirigée par
J. Herbert et P. Masson-Oursel, aux éditions Albin
Michel, nous soit ici l’occasion d'adresser - et le
plus respectueusement - aux orientalistes et aux
arabisants qui ont accès aux trésors de la
civilisation musulmane, le reproche d’avoir si
longtemps tenu à l'écart - saurons-nous un jour
pourquoi ? - cet ouvrage classique en effet dans
tout l’Islam, et, d’une façon générale, de
subordonner trop souvent le choix de leurs textes à
des goûts ou à des desseins personnels, faussant
ainsi l’ensemble d’un édifice qui seul permettrait
d’en comprendre et d’en apprécier les parties.
Reprochons aux Orientaux eux-mêmes de négliger - et
c’est dire le moins, car c’est présumer qu’ils les
connussent - leurs valeurs les plus précieuses. |