«
Mes écrits dureront et subsisteront jusqu'au dernier jour du monde comme
véritables et incontradicibles"
L'homme qui a écrit cette phrase mémorable a pour nom Philippus, Aureolus,
Theophrastus Bombast von Hohenheim, dit Paracelse. Sans ambages, il
s'intitule Prince des deux médecines -
celle du
corps et celle de l'âme.
Sa taille ne dépasse guère le mètre cinquante (d'après la reconstitution
faite à partir de ses ossements). Fier, fougueux jusqu'à la véhémence, il
illustre indéfectiblement sa devise : Alterius non sit qui suus esse
potest (Qu'il ne soit pas un autre celui qui
peut être soi-même).
On lui accorde un don extraordinaire de clairvoyance et des qualités non
moins exceptionnelles de guérisseur. Aussi, la rumeur en fait-elle
volontiers le familier du diable. Il a pour particularité de porter
toujours une longue épée qu'il tient, dit-on, d'un bourreau et dont le
pommeau renfermerait la Pierre des Sages.
Qu'on ne s'y trompe pas toutefois : cet homme n'est pas un produit de
l'imagination populaire. Ses dates terrestres sont bien là, et
rien moins que précises : novembre 1493, septembre 1541. Toute l'Europe le
connaît, l'exècre ou l'admire ; ou s'étonne. On le recherche pour sa
science incomparable tout en condamnant ses attitudes singulières ; lui,
continuellement, s'en vient, s'en va, reparaît, disparaît encore, ne
demeure nulle part, peu soucieux de ses biens, moins encore de sa
renommée. La jeunesse enthousiaste le suit. Les pauvres, pour lesquels il
a une sorte de culte, s'émerveillent et partout l'honorent. La Faculté
l'excommunie... Libre dans ses convictions religieuses, il décrète que «
Luther et le Pape sont deux putains qui se partagent la même chemise
». Il prêche le Christ pourtant ; et la Nature. Ce sont là ses deux grands
commandements.
« Si le Christ a dit : scrutez les Écritures, pourquoi ne dirais-je pas
: scrutez les choses de la Nature ! »
Libre aussi dans ses convictions médicales, il proclame :
« C'est
moi que vous devez suivre, et non pas le contraire ! Suivez-moi, vous,
Avicenne, Galien, Rhasès et Montagnana ! C'est à vous de me suivre, non à
moi. Vous de Paris, vous de Montpellier, vous de Souabe, vous de Meissen,
de Cologne, de Vienne, du Danube, du Rhin ; toi Italie, toi Dalmatie, toi
Athènes, toi le Grec, toi l'Arabe, toi l'Israélite. Vous devez tous me
suivre et non moi. Je serai le Monarque, et à moi sera la Monarchie !
»
Mégalomane ? Paranoïaque ? Tout ce qu'on voudra. Cela n'a pas
d'importance. L'orgueil peut être légitime ; sa route, alors, est celle
des étoiles.
Paracelse, dans cette Renaissance érudite où domine la culture classique –
l'humanisme – est une force en marche. L'élan torrentiel d'une recherche
toujours combattante. La faim perpétuellement renouvelée de la Nature ;
cette Natura qui naît continuellement et qui,
continuellement, doit être dévoilée car "il n'est rien de si caché qui
ne doive devenir manifeste. Il en est du firmament céleste comme de la mer
et de la terre. Il faut que toutes choses deviennent manifestes, mais pour
l'homme qui découvre toutes choses". C'est pourquoi, les vieux livres,
il propose qu'on les piétine de ses propres pieds.
« A quoi nous sert la pluie tombée il y a mille ans ? Est utile celle
qui tombe aujourd'hui. »
Sans autre loi que celle de guérir, il promène un regard neuf partout,
voyage, interroge, écoute parler les autres, violente les habitudes,
s'expose, se heurte, ne désarme jamais. Il fait serment de ne point
soigner de prince qui ne l'ait, au préalable, équitablement pourvu
d'honoraires, "ni noble en son château, ni moine, ni nonne exerçant
pouvoir" ; et si un médecin vient à tomber malade, de le soigner le
plus chèrement possible. Mais en revanche, de n'accepter jamais l'argent
d'un pauvre.
Un tel homme, dans ses intransigeances magnifiques, apparaît comme une
sorte d'outrage aux yeux de la société ; de toute société. Et forcément sa
vie n'est qu'insurrections, que chocs, que départs. L'affrontement et la
route.
« Je préfère les sentiers et les routes
aux universités où l'on n'apprend rien ! »
On se demande où et quand purent être écrites les quelques quinze mille
pages qu'il nous a laissées.
« C'est la nuit qu'il est bon de spéculer, confie-t-il,
car la nuit, le corps est sobre. »
Mais encore ? Sa plus longue halte – un peu plus de dix-huit mois – se
situe à Bâle. Ordinairement, il ne séjourne guère plus de trois mois dans
un lieu. On le trouve ainsi en Suède où il accompagne les armées comme
chirurgien ; à Venise, répondant aux mêmes obligations ; en
Angleterre, au Portugal, en Pologne ; et la liste est très loin d'être
exhaustive. Trente ans durant, il va errer de la sorte. Sans repos.
Qui donc est cet homme-là et en quoi nous regarde-t-il ?
Soyons précis :
Astrologue, alchimiste, guérisseur merveilleux, Paracelse a ébloui ses
contemporains ; ou les a irrités au-delà de toute expression. Néanmoins,
nonobstant ses comportements imprévisibles, il a posé des jalons solides
sur l'itinéraire de la découverte. Cette découverte qui n'est jamais –
nous l'affirmons – que redécouverte, que retrouvailles de l'homme avec
soi-même et le savoir total qu'il enferme.
La
fission de l'atome, par exemple, est loin d'être la découverte des temps
dits modernes. A ce sujet, on trouve de nombreuses indications dans l'Abhidhamma
– texte canon pali qui remonte à plusieurs siècles avant J.C. Là aussi
: d'où vient ce savoir ? En tout cas, on peut assurer une chose : ceux qui
détenaient de tels secrets savaient les garder pour eux ; ils
connaissaient la prudence et obéissaient à la loi du silence.
On peut penser qu'un être est un précurseur. On peut aussi penser que tout
précurseur a lui-même, quelque part, quelque devancier qui l'autorise ;
lequel, à son tour, connut d'autres prédécesseurs ; qu'en fin de compte,
tout remonte à une Origine qu'on ne sait pas nommer. Il n'importe : sans
chercher à résoudre la difficulté pour ceux qui pensent qu'il en existe
une, nous pouvons assurer de ce personnage qu'il fut, en son temps,
l'instigateur de bien des réformes et qu'il choqua l'esprit sclérosé des
partisans de Galien (130-200) ou d'Avicenne (980-1037), praticiens à peu
près universellement reconnus du Corpus médical d'alors.
Qu'enseignait Galien et, après lui, le Moyen-Âge ?
Que le corps est la synthèse de quatre substances élémentaires : la terre,
l'eau, l'air et le feu. Que ces substances sont à leur tour représentées
par des qualités : le sec, l'humide, le froid et le chaud. Que l'on est en
présence, selon que l'une ou l'autre domine, de l'un ou l'autre des quatre
tempéraments de base : sanguin, bilieux, atrabilieux et pituitaire. C'est
la fameuse théorie des quatre humeurs cardinales.
Dans l'Antiquité, la maladie était attribuée à un déséquilibre humoral.
Autrement dit, son origine passait pour endogène ; elle était l'homme
lui-même, sa constitution, son modus vivendi. Il n'existait qu'une
dyscrasie : l'état de bonne santé face à celui de mauvaise santé. Le
second de ces deux états représentait l'unique maladie : le déséquilibre.
La thérapeutique se bornait alors à ajouter ce qui manquait, à retrancher
ce qui était en trop. Or le souci constant de Paracelse fut d'intégrer
l'homme dans l'univers et de l'expliquer par ses rapports avec le cosmos
entier.
« La Nature est une et son origine est une. Un vaste organisme dans
lequel les choses naturelles s'harmonisent et sympathisent réciproquement.
Le macrocosme et le microcosme ne font qu'un. Ils ne forment qu'une
constellation, une influence, un souffle, une harmonie, un temps, un
métal, un fruit. »
Les quatre humeurs et les quatre complexions ne pouvaient évidemment pas
le satisfaire pour rendre compte de la diversité des maladies qui, pour
lui, envahissaient le corps de l'extérieur ; maladies susceptibles d'être
classifiées selon des changements anatomiques typiques qu'elles
déterminent à partir de causes spécifiques. L'humoralisme, répétons-le,
imputait à l'individu l'entière responsabilité de l'état morbide.
En 1527, pendant la nuit de la Saint-Jean, Paracelse, entouré d'une
bruyante cohorte d'étudiants, brûle le Canon de médecine
d'Avicenne, déclarant ainsi, officiellement, la guerre à ses collègues.
« S'ils ne sont pas de mon avis, qu'ils disent à volonté que je suis un
être bizarre, étrange, dont les conseils sont médiocres. Et après ? Je
n'ai pas l'intention de me nourrir d'embrassades amicales... Ce
qu'il faut, c'est badigeonner la gueule du galeux !
»
Mais cette opposition fondamentale n'est pas nouvelle chez lui et nous
pensons le moment venu d'énumérer quelques-unes des nombreuses méthodes
dont il fut l' "inventeur" et qui diffèrent essentiellement des
traitements préconisés par la Faculté.
– Et d'abord, l'iatrochimie. En clair, la curation du mal par des remèdes
chimiques. En 1500, l'enseignement est formel : tout médicament non
extrait des simples est sévèrement prohibé. Paracelse :
«
Personne ne peut démontrer que les métaux sont morts. En effet, leurs
sels, leurs soufres et quintessences ont une très grande force pour
activer et soutenir la vie humaine. »
Certes, depuis ce temps, le travail des hommes a fait des pas. Mais il
faut bien se représenter que l'apparition de l'antimoine, par exemple (on
le rejettera encore pendant deux siècle), dans l'arsenal thérapeutique,
provoqua un énorme scandale, et celui qui en osa les premières
applications ne laissa pas que de passer pour un empoisonneur.
«
N'employons pas l'antimoine en orfèvre mais en médecin. »
Soit dit en passant, ce métal passait alors pour le meilleur épurateur de
l'or. Faut-il parler de l'utilisation du mercure pour provoquer la diurèse
? ou celle de l'arsenic ? ou du bismuth ? ou du zinc ? Tempêtes de rires.
Et d'insultes. Alors, Paracelse s'emporte, avec ses diatribes habituelles
:
« Je vous le dis, le poil follet que j'ai sur la nuque est plus savant
que tous vos auteurs, et mes lacets de souliers en savent plus que votre
Galien et que votre Avicenne, et ma barbe a plus d'expérience que toutes
vos grandes écoles. Je ne veux pas manquer l'heure où les truies vous
culbuteront dans la boue ! »
Ou bien :
« Il n'y en aura aucun parmi vous, caché dans les coins les plus
sombres, que les chiens ne couvriront d'urine. »
Il y a du Rabelais dans ces saillies peu courtoises et elles méritent
qu'on s'en régale. Cela dit et pour en revenir à l'utilisation des métaux,
entre l'iatrochimie et l'actuelle chimiothérapie, quelle différence, si ce
n'est qu'aujourd'hui, nos docteurs ne sont pas des maîtres ?
– L'homéopathie. Ici, le nom de Samuel Hahnemann vient sur toutes les
lèvres. Or il se trouve que jamais personne, autant que Paracelse, n'a
davantage paraphrasé le grand précepte que résument ces trois mots latins
: similia similibus curantur. Il n'est pas un seul de ses traités
qui n'en fasse mention d'une façon ou d'une autre :
« Pour soigner la pierre, utilise la pierre. La pierre broyée et
dissoute in vitro broiera et dissoudra la pierre in vivo. »
« Nous enseignons que ce qui guérit l'homme peut aussi le blesser ; et
que ce qui l'a blessé peut le guérir. L'ortie peut être transformée afin
de ne point brûler, comme la flamme afin de ne point roussir et la
chélidoine afin de ne pas cicatriser. Ainsi les semblables sont utiles
dans la guérison. »
« Ce serait un désordre complet si nous cherchions les cures dans les
opposés. C'est pourquoi chaque maladie doit avoir un remède semblable à
elle-même. »
« Le semblable guérit le semblable, le poison élimine le poison, le
crabe lutte contre le chancre, la pierre dissout les calculs. »
En ce qui concerne la théorie des grandes dilutions, voici ce qu'on peut
lire :
« La quintessence d'une plante est si efficace qu'une demi-once opère
plus que cent de la plante en son état naturel. »
Ailleurs, il parle d'une dose infinitésimale qu'il nomme Karena et
qui représenterait la vingt-quatrième partie d'une goutte minuscule :
«
Tamise, mélange, dilue et fais prendre en une poudre avec du sucre. »
Qui ne songerait aux pilules homéopathiques actuelles ?
– L'opothérapie ou organothérapie. C'est l'utilisation des tissus, glandes
ou organes à l'état naturel ou sous forme d'extraits. Là encore, on ne
peut mieux tomber :
«
Prends du fiel de bœuf pour la cirrhose hépatique et de l'extrait
splénique pour les obstructions de la rate. »
Ou bien :
« Le sérum sanguin met un terme aux hémorragies. »
On sait bien qu'en médecine populaire et dans les contrées les plus
diverses, les guérisseurs ont toujours usé d'une sécrétion pathologique
quelconque, sang ou urine du malade, comme moyen de guérison ou de
prophylaxie. Ainsi des croûtes de variole, en Chine, depuis des temps très
reculés.
« Et le chien se trouve bien de lécher sa plaie et d'avaler son pus.
»
Tout cela, il faut le souligner, se passe bien des siècles avant l'ère des
antitoxines.
–
Pathologie
de la nutrition : les maladies du tartre.
« Rien ne constitue
un aliment qui ne contienne en soi un certain excrément ou un résidu de sa
digestion. Il est impossible de trouver un homme qui ne soit affecté ou
chargé de tartre, en quelque lieu de son corps que ce soit, et cela mérite
d'être considéré très attentivement. »
De ces engorgements naissent les maladies dites précipitantes et que
Paracelse nomme « tartariques ».
« Que l'alchimiste ( = l'estomac) devienne défaillant et la
corruption s'ensuit. Le processus s'opère dans tous les membres et il y a
des "estomacs" pour chacun d'eux. »
Et de parler des lithiases urinaires, biliaires, des indurations
pulmonaires, rénales, cérébrales, musculaires, médullaires ; et même d'un
tartre sanguin. On est ce qu'on mange, et ce qu'on mange encrasse
l'organisme d'une manière ou d'une autre, à tous les niveaux. Et de même
qu'existe l'anabolisme, de même existe le catabolisme. Les digestions
successives préparent et fabriquent la matière vivante, mais en même temps
engendrent un déchet. Le « premier estomac », la bouche, provoque le
tartre des dents, la corruption des gencives. L'estomac proprement dit
libère un autre tartre lequel produit les aigreurs. Et ainsi de suite
jusque dans les moindres parties du corps. Les reins s'encombrent d'un
dépôt minéral, les bronches s'obstruent de fines lamelles. Cette
conception du tartre domine l'enseignement de Paracelse et c'est la grande
réforme qu'il introduit dans la pathologie.
– La balnéologie. Les bains ne datent pas de lui, certes. Ce qui semble
bien y remonter, par contre, c'est l'analyse des eaux thermales. Il prône
ainsi les sources de Saint-Moritz « dont les eaux acidulées, surtout au
mois d'août, chassent la goutte et donnent à l'estomac la vigueur de celui
de l'autruche qui digère le fer ». Il distingue les eaux bicarbonatées
des eaux nitreuses et des eaux arsenicales. Les pouvoirs cachés
qu'enferment les « laboratoires souterrains » – la terre – et qui
jaillissent sous forme d'eau l'ont toujours fasciné.
*
Nous pourrions aussi parler de la métallothérapie; des cures magnétiques
bien avant Mesmer; de sa très remarquable conception biologique du temps :
« Il y a des temps pour toutes choses ; et les temps sont les matrices
de toutes choses. Ils ne suivent donc pas
une seule voie, mais empruntent des milliers
de chemins. »
Nous pourrions développer enfin ses vues très personnelles sur les
maladies mentales. Mais un simple article n'y suffirait pas. Nous n'irons
donc pas plus avant, souhaitant seulement avoir tiré l'attention des
lecteurs vers le grand méconnu qu'est devenu Paracelse. Quant aux
disciples d'Esculape, nous leur laissons le soin d'apprécier ce dernier
conseil :
«
Apprends, médecin, à ne tuer personne ; sinon, bêche la terre ! »
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