La toute
première chose à dire ici, afin de bien lever l'équivoque possible,
c'est qu'on ne peut en aucun cas assimiler la médecine de Paracelse à la
nôtre, quel qu'ait été l'avis ou le calcul des traducteurs ou des
commentateurs. Les titres de précurseur ou de novateur dont on affuble
l'illustre citoyen d’Einsiedeln sont faux, et les interprétations qui
s'ensuivent particulièrement vaines.
Paracelse est
un témoin de la Tradition, ce qui signifie d'abord qu'il n'a rien
pressenti qui fut matière nouvelle dans le domaine de la Connaissance. Il
a seulement retrouvé. Il a redit l'art de guérir qui ne varie que dans les
apparences : «Tous les arts qui existent sur la terre sont d'inspiration
divine... alors, je vous le demande, quelle chose l'homme a-t-il
découverte par lui-même et de son propre chef? même pas de coudre une
pièce d'étoffe sur un trou de sa culotte! » Ensuite, qu'il n'y a pas pour
lui la moindre place dans le système évolutif ascendant dont l'époque
actuelle a fait le point de départ de ses investigations, l'évolution
n'ayant pas de sens dans un cadre traditionnel et n'y figurant tout au
plus que comme un accident ou une erreur. En effet, l'état de vérité qui
commença les mondes - le Satya-Yuga des Hindous - n'a pas lieu d'être
dépassé étant en lui-même immuable. Dans le meilleur des cas il dure; dans
le pire, il s'obscurcit et chacun doit le rechercher pour son compte.
Enfin, et par voie de conséquence, qu'il s'oppose aux fermentations
dangereuses de son époque, laquelle, nous le savons tous, marque
approximativement la manifestation visible des temps dits modernes.
On peut
bien croire tout ce qu'on veut tant qu'on n'enseigne personne; la
culpabilité n'est qu'intérieure et c'est affaire de vigilance. Mais si
l'on décide de prendre la parole, la rigueur et la probité exigent qu'on
quitte ses propres manies afin de mieux savoir de quoi ou de qui l'on
parle. Et d'autant mieux lorsqu'il s'agit d'une grande chose, ou d'un
grand homme. En ce qui concerne Paracelse, le but qu'il poursuivit,
toujours extraordinairement clair, n'est autre que la restauration de
l’être humain pour la plus grande gloire de Dieu; et l'alchimie qu'il
pratiqua en représente le pèlerinage symbolique. Ni plus ni moins.
Qu'on nous
pardonne d'être aussi peu conventionnel et d'essayer d'ouvrir des portes
Ià où personne ne veut plus aller; mais, après tout, la vie de Paracelse
ne fut rien moins qu'une incessante insurrection contre l'ordre établi et
ses indoctes représentants. Et nous ne nous reconnaissons point l'enfant
de cette détestable famille.
Certains êtres, au
long de leur vie, restent en perpétuel éveil et leurs
yeux ne se contentent pas de voir. C’est sans doute là
le seul prix à payer pour pénétrer le mystère. Qui
s’avise encore, aujourd’hui, d’avoir ce regard-là, en ce
temps où l’observation a sciemment choisi un autre ordre
de choses ? Pourtant, entre le ciel et la terre, la
respiration ne cesse jamais. Mais la corrélation entre
l'invisible et le visible n'a d'existence que pour ceux
qui nourrissent une croyance. Or la foi s'est
profondément retirée du coeur des hommes. Non pas ce
sentiment vague, tout de paroles et d'équivoques, où
flotte l'arsenal entier des superstitions, mais ce
risque déchirant de chaque instant, au bord de l'abîme
du doute, qui fait, quand on a hasardé un pas, qu'on se
demande si « ça va tenir ». Car la foi n'est pas autre
chose que cette épreuve qu'on fait à Dieu en se jetant,
sans la réponse, du haut de son doute. Cette foi,
disions-nous, s'est retirée du coeur des hommes : il
reste l'indifférence. Le pire. L'état où plus rien ne
nous tient ; ne nous retient. Où le tout et le rien se
valent. Paracelse, quelque part, parle longuement du
désespoir qu'engendre l'indifférence ; et son discours a
le poids de la mort. Or l'indifférence est une tare
mortelle; celle des hommes assis, des hommes vaincus,
ceux qui supputent, calés sur leur large derrière, et
n'entament que des palabres; et ce postérieur les
accable. Parce que c'est debout que se prennent les
risques. Debout, devant et seul.
En 1541 de notre temps humain, le 24 septembre, s'achevait l'itinéraire
terrestre de Théophraste Bombast von Hohenheim, dit Paracelse. Bref et
torrentiel passage tout jalonné d'amitiés abruptes, de compassions
magnifiques et de somptueux refus. Avec lui s'éteignait le dernier soleil
du Moyen-Age. Il restait l'œuvre. Pour qui ?
Il est tentant de
dire : pour nous. Pour nous quatre siècles plus loin et tout au bout de ce
millénaire où s'amassent et se mêlent, puis cessent et se taisent les
prophéties de tous les âges (comme si quelque invisible et formidable
écran empêchait qu'on distinguât plus avant). Pour nous, les derniers
venus, et venant en dernier peut-être, pris dans la tenaille géante de la
civilisation de la matière, dévorés par la division, le découpage illimité
des spécialisations, fascinés par l'immense illusion du nombre et nous
hâtant toujours davantage comme s'il était possible d'en épuiser la chaîne
éternelle. Pour nous qui n'avons plus pour poser nos pas que le champ du
progrès, indéfiniment varié, infiniment variable mais n'accédant jamais à
l'espace intérieur et fondamental de l'être où s'allument les vraies
révolutions et s'enracinent les vrais bonheurs.
De tout cela,
il résulte que la fréquentation de l'oeuvre de Paracelse n'est pas un acte
vain. Qu'on peut y passer vingt ans de sa vie et prodigieusement y
apprendre à vivre; à différencier l'or de ses simulacres ; à séparer
l'inutile, qui prend toute la place, de l'indispensable qui n'en prend
aucune et qui ne coûte rien. Tout est Ià. Or, au degré d'épaisseur et
d'exiguïté où nous en sommes, en ce qui regarde les territoires de l'âme,
il ne faut plus attendre. C'est ici et maintenant. Ou jamais.
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